"La parole n'est plus écoutée comme hospitalité au mystère de chaque être, mais saisie comme un instrument de manipulation", F. Hadjadj

Publié le par Michel Durand

Comme le temps passe vite ! Je me dois déjà de songer à la rencontre de samedi prochain, la laboratoire voulu par chrétiens et pic de pétrole et l’Espace Saint-Ignace.


21203119Jacques Ellul

Quelle société voulons-nous ?

Une question que nous posons en prenant appuis sur les ouvrages de Jacques Ellul. Ceux-ci sont faciles à trouver grâce aux récentes rééditions (éditions La Table Ronde).

Notre séance de samedi souhaite aborder quelques textes principaux de l’Eglise catholique sur cette question. Certes, ils n’abordent pas directement la question comme nous le faisons aujourd’hui. L’angle n’est pas le même. N’empêche que nous ne pouvons pas les ignorer. Je pense, du reste, qu’ils sont connus par beaucoup, sans que soit soupçonné leur radicale actualité. A nous, donc de les aborder sans perdre de vue les approches de Jacques Ellul. La confrontation de ces écrits devrait être profitable.

 

Pourtant, avant de les aborder, je vous propose la lecture de quelques pages de l’essayiste et dramaturge Fabrice Hadjadj. Je vous en ai déjà parlé le 5 octobre et le 6 novembre 2012.

Pourquoi cet auteur ?

Il me semble qu’il est totalement en dehors des questions que se posent les objecteurs de croissance. Mais, sa réflexion philosophique, fondamentalement, n’en est pas loin. N’est-ce pas un fort critère d’authenticité quand des esprits se rencontrent alors qu’ils viennent d’horizons différents ? Oui, le sujet qu’aborde Fabrice Hadjadj, n’a rien à voir avec les préoccupations de Chrétiens et pic de pétrole et pourtant…. Je vous laisse découvrir, vous invitant ainsi à lire l’ensemble de l’ouvrage.

 

Fabrice Hadjadj, Comment parler de Dieu aujourd’hui ? Salvator, 2012, page 178-189 :

78. Le propre de notre époque est de n'être plus une époque, mais un délai. L'horloge cumulative du progressisme cède au compte à rebours d'un catastrophisme généralisé. C'est là ce qui spécifie la crise d'aujourd'hui par rapport aux crises antérieures : une conscience plus ou moins avouée de la finitude de l'espèce humaine en tant qu'espèce. Autrefois, nous savions que chacun de nous était individuellement voué à la mort ; aujourd'hui, à l'horizon de ce monde, nous nous savons inéluctablement voués à une mort totale, sans descendance ni kaddish. Même la vermine, pauvrette, ne profitera plus. Même la mort finira par mourir, non grâce au triomphe de la vie, mais à cause de son extinction complète.

De même que, pour les Juifs, la Shoah tend à devenir l'événement paradigmatique, pour les hommes en général (d'après Koestler et Anders), Hiroshima devient la date la plus importante, car elle signe leur arrêt de mort collective. L'humanisme a fait long feu. Les lendemains ne chanteront pas. Ils sont voués au silence intersidéral.

Il est probable que le succès d'un certain darwinisme tient moins à ses lettres de noblesse scientifique qu'à sa résonance avec cette possibilité très concrète d'une disparition totale. Après tout, nous ne sommes qu'un bricolage de l'évolution, une construction hasardeuse et négligeable à l'échelle de l'univers. Notre ego plaintif vient du jeu de Lego de l'ADN, jeu sans joueur, sélection sans élection. On se console comme on peut.

 

 

La fin de la durée humaine

 

79. Nous sommes les premières générations à ne plus croire en un lointain avenir. Jadis, on prétendait œuvrer pour la postérité. Mais si on ne croit plus vraiment en une postérité ? La pensée fond sur le court terme. Tout le monde s'agite, et plus personne n'agit. Tout le monde surproduit, et plus personne n'œuvre.

L'œuvre, au sens le plus fort de ce terme, porte avec elle le sens d'une durée longue. Les mosaïques de Ravenne, la Chapelle Sixtine, une toile de Cézanne, ont un séjour terrestre qui dépasse celui d'un individu et même de plusieurs générations. Elles constituent un patrimoine, c'est-à-dire quelque chose ici-bas qui survit à la mort de leur père. Que tout se ramène au court terme, que tout se rue vers le succès immédiat, et l'individu ne veut plus être père (ni fils), et l'œuvre tend à disparaître. À quoi bon viser la durée longue quand le temps paraît barré par l'imminente destruction ?

Restent des articles de consommation, des nouveautés jetables, du prêt-à-l'emploi près de la poubelle. La multiplication des moyens d'archivage n'y fait rien. N'importe qui de nos jours «sauvegarde» et «poste» les trépidantes insignifiances dont il essaie de dorer son inanité, clichés de ses vacances à Ibiza, vidéo de son bouledogue qui accomplit l'exploit de marcher à reculons, logorrhée de son blog ou «compos» de son My Space. Mais ces conservations numériques sont la consécration du déchet. L'effort désespéré pour laisser des traces tous azimuts est exactement le contraire de l'attention à parfaire une œuvre. Car l'œuvre n'est pas le reliquat d'une vie défunte. C'est plutôt la semence d'une gloire à venir.

 

80. La durée de l'œuvre, dans la mesure même où elle dépasse le temps de l'individu, est caractéristique de la présence humaine. Ni l'ange ni la bête ne laissent d'œuvre : le premier, parce qu'il est contemporain de ses aînés et reste toujours présent à ce qu'il produit ; la seconde parce qu'elle ignore cette durée que l'esprit inscrit dans la matière. Seul l'homme recueille un patrimoine et lègue une promesse. Seul l'homme admire et produit des œuvres. Le temps long de l'œuvre est celui de l'histoire, de la culture et de la politique. Mais il est aussi, plus essentiellement encore, celui de notre parole ici-bas, laquelle est au fondement de tous les patrimoines et de toutes les promesses, et forme le soubassement de toute tradition humaine. Puisque la parole - le logos - n'est pas qu'un moyen de communication, mais ce qui fait l'essence de l'homme, la crise de l'humanisme est aussi crise de la parole.

Notre capacité à parler est naturelle, mais elle ne s'actualise, nous l'avons déjà dit, que parce que d'autres nous parlent, s'adressèrent à l'enfant non avec le langage en général, mais dans une langue, polie comme les galets sous le fleuve d'une commune ascendance. Aussi sommes-nous naturellement culturels : ce qui fait la spécificité de notre nature ne se développe qu'au sein d'une culture singulière. L'homme à l'état le plus primitif est déjà sicilien ou auvergnat : il parle avec un accent, il sort d'un folklore familial, il est né à Ambert ou Messine, il s'appelle Henri ou Antonello. Avant l'œuvre (ou comme œuvre originaire), la parole s'inscrit dans le temps humain le plus long. Le vocabulaire, la grammaire, la rigueur et la poésie d'une langue ne s'acquièrent que si l'on croit à la grandeur de nos pères ainsi qu'à l'avenir de nos fils. Nous en recueillons l'héritage pour le cultiver et le transmettre par-delà notre souffle. Si nous n'envisageons plus concrètement de générations futures, et que l'aventure humaine nous apparaisse comme une farce amère et fortuite dans un univers indifférent, nous ne pouvons que laisser la parole se dégrader, et même la haïr de n'avoir pas tenu parole.

 

81. Il Yy a quatre manières de déserter l'humain (nous verrons plus loin en quoi ces désertions sont aussi des dégradations de la parole). La première est la moins désespérée : elle est ouvertement nihiliste. Trahi dans ses espoirs mondains, saccagé dans les rêves de son enfance, on délaisse l'humain pour aller vers le néant. Mais ce nihilisme est loin d'être le pire. Il reconnaît son désespoir comme tel. Les trois autres formes de posthumanisme dérivent d'un désespoir plus nihiliste que le nihilisme même, parce qu'elles relèvent d'un désespoir qui s'ignore.

C'est spécialement le cas de la deuxième désertion, qui est technocratique: on manipule le vieil homme pour fabriquer le surhomme. Au revoir, le clown ! Au rebut, ce bâtard de la terre et des cieux, du ratage et de la grâce, cette pelote compliquée d'angoisse et d'espièglerie, de mélodie avortée et de déchirement de bas en haut ! Voici enfin l'individu sur mesure, efficace, pacifié, aussi polyvalent et maniable qu'un Thermomix. Avec sa cervelle à connexion haut débit, avec sa chair à divertissement intégré, avec sa vie entièrement fonctionnelle, à l'abri de l'ennui et du drame, il est le couronnement de l'évolution, l'être parfaitement adapté au monde, comme la vis à l'écrou.

Troisième solution ou dissolution posthumaine : l'écologisme. On fait régresser l'homme vers la Mère-Nature. Assurément, tel qu'il est, ni bête ni ange, il n'a pas vraiment sa place, il apparaît comme un intrus, un prédateur, un cancer de la «planète». Le bonobo est de mœurs plus simples. Le requin est moins requin que le banquier d'affaires. Les petits crocodiles sont trop mignons. Un bébé d'homme, en revanche, a une empreinte carbone qui nuit à l'équilibre climatique.

Enfin, quatrième option, le fondamentalisme, que nous avons déjà évoqué plus haut : l'homme doit se soumettre au Dieu écrasant. Que ce soit sous sa forme islamique, évangélique ou zen, il s'agit toujours de se débarrasser du temps long de la politique et de la culture pour se projeter sans histoire dans l'au-delà. Le Livre contient tout, il suffit de le réciter. La méditation transcendantale réalise tout, il suffit de s'asseoir.

 

 

 

 

Misologie contemporaine : sarcasme, novlangue, cri primal et fatwa

 

 

82. Ces quatre désertions correspondent à quatre dégradations de la parole, aussi terrifiantes que celle opérée naguère par l'idéologie progressiste. L'idéologie progressiste, à l'origine des systèmes totalitaires, défendait dans son discours l'Homme, certes, ou le Peuple, mais elle n'en ignorait que mieux la réalité des visages dans leur singularité. Et c'est pourquoi, au nom du Peuple, on pouvait passer la multitude à la moulinette ; au nom de l'Homme, éliminer Stanislas ou Fernande ; au nom de la Philanthropie, s'épargner l'amour du prochain.

Dans ce cas, comme dans ceux du posthumanisme, il s'agit toujours d'un retour de la vieille sophistique que dénonçait déjà Platon : la parole n'est plus écoutée comme hospitalité au mystère de chaque être, mais saisie comme un instrument de manipulation. Avant Platon, David ceux qui disent : Nous sommes puissants par notre langue, nous avons nos lèvres avec nous ; qui serait notre maître? (Ps 11, 5).

Ainsi le nihiliste laissera tomber la parole dans le sarcasme ou la futilité ; le technocrate, dans le mode d'emploi ou le «novlangue» des experts ; l'écologiste dur, dans le grognement de bête ou le mutisme des plantes ; le théocrate, dans la fatum agressive ou le mantra étourdissant.

 

83. Le nihiliste peut user d'une langue raffinée, mais c'est toujours pour tirer vanité de la vanité qu'il dénonce partout. Il dit que tout est vide, que lui-même n'est rien, mais il se sent assez quelque chose pour pouvoir l'affirmer de manière hautaine et définitive. Sa rhétorique est du type : «A n'est que Z», ou A majuscule est une chose que communément on admire, et z une chose que communément on exècre. Cela fournit des formules d'autant plus sonnantes qu'elles sont plus creuses : «L'être n'est que le rêve du néant», «Là où ça sent l'homme, ça sent la merde», «De l'inconvénient d'être né»... Sans craindre la contradiction, il dira de sa propre parole qu'elle n'est qu'«une farce de la matière». Ce qui lui est assez confortable sous l'apparente abjection : en se condamnant, il se pose en juge suprême.

Il entrevoit donc le mystère et prend plaisir à le réduire aux ténèbres. Il perçoit la gratuité de l'existence, ce qui est une bonne chose ; mais, à ses yeux sans regard, cette gratuité n'est pas celle de la grâce, qui exigerait son humble reconnaissance ; elle est la gratuité de l'absurde, qui lui permet de cracher sur la beauté, pour éviter qu'elle le dérange.

 

84. Le technocrate s'en moque : «L'avenir est devant nous, à portée de neurosciences et de nanotechnologies.» Son vocabulaire, bien sûr, est technique et contient plus de nombres que de mots. «Je t'aime» est pour lui moins réel que «E = mc2 ». De telles équations lui tiennent lieu de grammaire de l'absolu. Ce qu'il dit n'est pas pour l'homme du commun, qui doit se prosterner devant ses formules comme devant la vraie langue sacrée. Car, tandis que l'homme du commun parle encore de mariage, le technocrate parle de dopamine, endorphine, ocytocine, sérotonine et testostérone. Il suffit de trouver le bon dosage pour instiller la grande passion : avec ce cocktail issu de nos industries, même un trou d'emmental suffirait à l'orgasme... Le technocrate n'ignore toutefois pas les fameuses techniques de communications. Il sait mettre de côté ses formules techniques et· emprunter un langage séduisant pour attirer l'homme du commun, lequel reprend sans les comprendre ses termes scientifiques et ses appellations commerciales. Il sait désormais que le iPad est une plus grande avancée qu'un pas vers un pauvre.

Pour le technocrate, au fond, il ne s'agit pas de parler avec autrui, mais d'améliorer le cyborg. Son langage n'est pas pour accueillir le réel en sa source, pas même pour le transformer selon sa destination ; il est pour le mettre en réseau, le formater au gré et de l'offre et de la demande. Il perçoit que «l'homme passe l'homme», et qu'il existe pour «transhumaner», comme le dit Dante, ce qui est une bonne chose ; mais, pour ses calculs sans pensée, ce transhumanisme n'est pas celui de la divinisation: c'est celui de l'artefact.

 

85. Justement, devant tant d'artifices menaçants, l'écologiste regrette le naturel du primate. Si seulement nous revenions au pur mugissement du taureau ! Si seulement nous retrouvions l'innocence des loups et la pureté des squales ! Si seulement même nous avions une vie de chien ! Hélas, il y a en nous toutes les embrouilles de la conscience, toutes les enflures d'une grosse tête qui va faire sauter le globe. Notre écologiste tirera donc sa langue du côté du cri primal. N'est-il pas évident que feuler comme un tigre est plus noble que de discourir comme un sous-secrétaire d'État aux Affaires financières ? N'est-il pas certain que le blatèrement du chameau est plus sincère et plus pur que les confessions d'un Prix Goncourt ? Que toute humanité échoue enfin sur le doux chant des baleines?

Cette fascination pour les cris de nos amies les bêtes contre nos ennemis les hommes n'empêchera pas de faire des emprunts au spiritualisme et au scientisme : notre fils de Gaïa mélange au petit bonheur darwinisme et chakras, couche d'ozone et énergie positive. Il perçoit la folie de notre démesure, ce qui est une bonne chose ; mais, dans sa nature ignorante de l'humaine nature, au lieu de nous livrer à une mesure divine, il nous phagocyte aux dimensions d'une animalité fantasmatique.

 

86. L'homme n'est toutefois pas fait pour marcher à quatre pattes : il fut créé pour s'aplatir cinq fois par jour. Le fondamentaliste perçoit notre vocation éternelle, ce qui est une très bonne chose ; mais, dans sa piété sans pitié, cette vocation se fait contre la liberté, ou contre la chair, ou contre la raison, selon sa variante... Le Livre abolit les livres ; la Parole de Dieu rend muette la parole humaine. Il n'y a plus qu'à répéter cette divine Parole sans commentaire, et l'imposer sans discussion.

Selon toute évidence, l'élévation religieuse se manifeste à travers les crocs enragés du chien de garde et la récitation mécanique du perroquet. Le rabbinique doit laisser la place au rabique ; le cœur au par cœur. Le fondamentaliste est aussi nihiliste, puisqu'il nie la consistance de ce monde. Il est technocrate à sa manière, puisqu'il soumet tout discours à l'injonction d'un utilitarisme spirituel. Il est écologiste du Ciel, puisqu'il veut dissoudre l'homme non pas dans l'inconsciente Nature, mais dans le Dieu omniscient.

On le voit avec cette dernière figure : même si elle s'oppose violemment à elles, chacune a des analogies avec les autres. Toutes se concurrencent sur le grand marché de la fuite. Toutes s'accordent pour déclarer la mort de l'humain et dédaigner l'essence de la parole. Elles refusent unanimement de balbutier devant ce qui nous surpasse et qui nous sauve.

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