Pour l’Evangile, la vie est une lutte avec le mal. C'est par la spiritualité et par l'amour que l'homme a raison du mal non par la violence

Publié le par Michel Durand

LÉON TOLSTOI : Trois Paraboles (1895) - I L'Ivraie

 

Je remercie la personne qui me communique ce si beau texte ; je vous invite à prendre le temps de sa lecture.

 

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Léon Tolstoï (1828-1910)

 

L'ivraie vint à pousser dans un bon pré. Pour s'en débarrasser, les propriétaires du pré se mirent à la faucher, et naturellement elle n'en repoussa que plus dru. Or, un bon et sage propriétaire du voisinage, rendant visite aux possesseurs du pré, leur donna maints conseils, et entre autres celui de ne point faucher l'ivraie, sous peine de la voir par là même se propager, mais de l'arracher avec la racine.

Les propriétaires du pré, soit que dans le nombre des instructions de leur bon voisin ils n'eussent pas remarqué celle relative à la nécessité d'extirper l'ivraie au lieu de la faucher, soit qu'ils ne l'eussent pas comprise, ou encore que pour des calculs personnels ils ne voulussent pas s'y conformer, continuèrent à faucher l'ivraie et par conséquent à la multiplier.

Au cours des années suivantes, il se trouva plus d'un homme pour rappeler aux possesseurs du pré le conseil du sage et bon voisin, mais on ne les écoutait point, et l'on agissait toujours comme devant. En sorte que faucher l'ivraie, dès qu'elle se montrait, devint non seulement une habitude, mais même une tradition sacrée, et le pré allait s'obstruant de plus en plus.

Un moment vint enfin où il n'y eut plus dans le pré que de l'ivraie. Les propriétaires gémissaient, et s'ingéniaient à trouver un remède à pareille situation. Il y en avait un, et rien qu'un, celui que leur avait indi­qué le bon et sage voisin. Mais l'on n'en usait point.

Dans les derniers temps, un passant, attristé de voir gâcher un si beau pré, chercha dans les instructions laissées par le sage propriétaire et oubliées dans un coin, s'il n'en trouverait pas quelqu'une appropriée au présent état de choses. Il découvrit celle qui disait de ne point faucher l'ivraie, mais de l'arracher avec la racine. Il déclara donc aux possesseurs du pré qu'ils avaient agi avec imprévoyance, et que longtemps auparavant le bon et sage propriétaire les avait mis en garde contre cette imprévoyance.

Au lieu de contrôler la citation que faisait cet homme, et, en cas qu'elle fût exacte, de cesser de faucher l'ivraie, ou dans le cas contraire, de prouver en quoi elle errait ; au lieu encore d'accepter d'emblée la citation du bon et sage propriétaire, les possesseurs du pré prirent le quatrième parti de s'offenser de l'appel que le passant faisait à leur mémoire et se mirent à invectiver celui-ci.

Les uns le qualifiaient d'orgueilleux, qui s'imaginait être unique au monde à avoir compris les instructions du bon propriétaire. Les autres le traitaient de faux interprète, de traître et de calomniateur. D'autres, ne prenant point garde qu'il n'avait point dit une chose de lui, mais qu'il avait simplement rappelé les conseils d'un homme estimé de tous, affirmaient que c'était un individu nuisible, désireux de voir l'ivraie se multiplier au point que le pré fût bientôt perdu à jamais.

— Il prétend qu'il ne convient pas de faucher l'ivraie, criaient-ils, mais si nous ne la détruisons pas, elle se reproduira à l'infini et alors, adieu notre pré ! Celui-ci nous a-t-il donc été donné pour que nous y cultivions la mauvaise herbe ?

C'était intentionnellement qu'ils passaient sous silence que l'homme n'avait pas du tout parlé de ne point détruire l'ivraie, mais de l'arracher avec la racine au lieu de la faucher.

L'opinion que l'homme était ou un insensé, ou un interprète mensonger, ou un monstre qui n'avait en vue que le tort d'autrui, s'affermit tellement que quiconque ne le raillait pas l'accablait d'injures. Et en dépit de toutes les explications qu'il donnait, à savoir que loin de souhaiter la multiplication de l'ivraie, il estimait au contraire que sa destruction est un des principaux devoirs du possesseur de la terre, mais qu'il comprenait cette destruction comme l'avait comprise le bon et sage propriétaire, et qu'il ne faisait que rappeler les conseils de celui-ci, malgré tout ce qu'il put dire, on ne l’écouta pas, car il était définitivement convenu qu'il était fou d'orgueil et traître à la parole du sage et bon propriétaire, ou un scélérat assez noir pour inviter les gens à ne plus détruire la mauvaise herbe, et à la soigner au contraire et à favoriser sa reproduction.

La même chose m'est advenue lorsque j'ai plaidé en faveur de ce précepte de l'Evangile qui recommande de ne pas combattre le mal par la violence. La règle a été formulée par le Christ, et tous ses disciples l'ont répétée après lui en tous temps et en tous lieux. Mais, soit qu'on ne l'ait pas remarquée, soit qu'on ne l'ait pas comprise, soit encore qu'il ait semblé trop difficile de s'y conformer, plus le temps a passé, plus on l'a négligée, et plus l'arrangement de la vie des hommes s'en est éloigné. Enfin il est arrivé ce que nous constatons aujourd'hui, qu'elle commence à se présenter aux yeux du monde comme quelque chose de nouveau, d'inconnu, sinon d'étrange, et même d'insensé.

Il en a été pour moi comme pour ce passant qui rappelait aux possesseurs du pré l'antique prescription du bon et sage propriétaire, en vertu de laquelle il ne convient pas de faucher la mauvaise herbe, mais de l'arracher avec la racine. Les possesseurs du pré turent intentionnellement que la prescription recommandant, non point de ne pas détruire l'ivraie, mais bien de ne pas la détruire d'une façon déraisonnable, et déclarèrent :

— Cet homme est insensé, qui nous conseille, au lieu de faucher l'ivraie, de la ressemer ou peu s'en faut.

De même, quand j'eus affirmé que, pour abolir le mal, il n'y a qu'à se conformer au précepte du Christ qui nous enseigne à ne pas lui opposer la violence, mais à l'extirper par l'amour, on s'est écrié :

— N'écoutons pas cet insensé, qui nous engage à ne pas lutter avec le mal, pour que le mal bientôt nous étouffe.

Je disais que, selon la doctrine chrétienne, le mal ne saurait être déraciné par le mal, que lutter avec le mal par la violence, c'est simplement augmenter sa force, que Jésus a formellement prononcé que le mal s'extirpe par le bien. « Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous offensent, aimez vos ennemis, et vous n'aurez pas un ennemi. » (« Ensei­gnement des Douze Apôtres ».) Je disais que l'Evangile affirme que la vie entière de l'homme est une lutte avec le mal, que c'est par la spiritualité et par l'amour que l'homme a raison du mal, que de toutes les armes à opposer au mal, le Christ exclut cette arme imprudente qui est la violence, la lutte avec le mal par le mal.

Et de ces miennes paroles, on tira la conclusion que je prêtais au Christ une doctrine en vertu de laquelle il ne faut pas résister au mal. Et tous ceux dont la vie est fondée sur la violence, et à qui par conséquent la violence est chère, se sont empressés d'adopter cette fausse interprétation de mes paroles et en même temps de celles de Jésus, et de proclamer que la doctrine qui enseigne à ne pas opposer au mal la violence, est une doctrine mensongère, insensée, sacrilège et nuisible.

Et les hommes continuent tranquillement, sous prétexte de détruire le mal, à le reproduire et à le multiplier.

 

 

LÉON TOLSTOI

Publié dans Anthropologie

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