Regardons la non-autonomie de l’être humain ! Que l’on se décentre de l’homme pour sauver l’homme de sa volonté de puissance sur le monde
Les convictions et prises de position des objecteurs de croissance, vie simple, sobre… invitent à considérer les inévitables limites attachées à nos existences humaines. L’homme ne peut pas tout faire, tout avoir et tout vouloir. Pourtant, n’y a-t-il pas, en chacun de nous, le désir profond de pouvoir tout décider par soi-même ? N’est-ce pas la visée d’une vie que l’on souhaite pleinement autonome en se disant apte à construire son avenir par ses propres capacités et son unique et personnel pouvoir de décision ? Avoir tout son avenir entre ses propres mains !
La lecture de la pensée philosophique et théologique de Romano Guardini a ouvert les souvenirs de mes hésitations à entrer dans le chemin de la consécration sacerdotale selon Antoine Chevrier, Le Véritable Disciple. Dès la classe de seconde, me semble-t-il, assurément en première et en terminal (que, pour me rapprocher de l’appel ressenti, j’ai accompli dans la section philosophique, abandonnant math technique) je formulais l’hésitation à entrer au séminaire en disant : mais, étant prêtre qu’est-ce que je vais créer ? Quelle sera ma création personnelle ? Que vais-je produire ? Inventer ? Quelle sera ma part personnelle dans le service sacerdotal ? Me posant ce genre de question, je découvre actuellement que c’était l’air du temps marqué par l’individualisme, l’exacerbation de l’ego qui dominait en mon esprit. Autrement dit, aujourd’hui, les objecteurs de croissance me révèlent qu’un regard centré trop exclusivement sur l’homme capable de toute création, sans aucune limite, n’est pas juste.
Sans que je le sache, une conception anthropocentrique marquait ma volonté d’être. Je vois donc l’erreur d’une philosophie centrée sur l’homme qui n’est pas autant autonome qu’il veut bien le dire et, si je repense à cela présentement, c’est tout simplement, comme de je l’ai déjà dit, la pensée de Romano Guardini qui m’a placé sur cette voie de mes souvenirs. Voilà en substance ce que je perçois à partir de l’ouvrage de Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz. C’est (mais j’ai conscience de forcer le trait) comme si je lisais un précurseur de l’objection de croissance qui plonge tout simplement ses racines dans les eaux profondes de la Révélation chrétienne dévoilant ainsi un lien cohérent entre la fin de mon adolescence et mon aujourd’hui.
Dans la ligne de Descartes, il existe une pensée qui au-delà du doute universel, veut tout calculer pour transformer les choses en objet calculable. Dans la ligne de Kant, il y a une volonté de percer les mystères naturels, de les classer en positifs ou négatifs qui paralyse tout regard et aliène toute perception. Une nouvelle attitude « se laisse décrire comme le fait de s’abandonner à la teneur intuitive des choses, comme le dynamisme d’une profonde confiance en l’irréversibilité de tout ce qui nous est simplement et irrévocablement donné dans sa propre évidence, comme renoncement courageux à soi dans l’acte d’intuitionner et comme amour s’ouvrant au monde tel qu’il s’offre à l’intuition » (voir Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz, p 200). Le regard simple et direct sur l’actuelle économie d’un monde irrémédiablement limité sait se faire accueillant et confiant en un avenir non maîtrisé parce que, en soi non maîtrisable. Ce n’est pas la volonté individuelle, ni le volontarisme subjectif qui viendront à bout de la rareté des matières premières épuisables, voire épuisées.
« Le grand fleuve de l’être irrigue le penseur jusque dans ses racines spirituelles. Ce simple flux de l’être – abstraction faite de tout contenu – lui est déjà bienfaisant. Ce n’est pas la volonté de dominer, d’organiser, de déterminer d’une façon univoque et de fixer, mais l’élan de sympathie, la gratitude pour l’être, la disponibilité au surgissement de la plénitude, qui permet au regard adonné au travail de la connaissance et s’exposant au monde, d’arracher sans cesse les contenus de celui-ci à l’emprise de l’entendement, au point que les limites des concepts sont franchies et que chaque pensée est remplie d’esprit » (Max Scheller, cité par Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz).
Nous voilà dans un climat de « révolution copernicienne antikantienne » que j’imagine absolument nécessaire pour aujourd’hui vu les nombreux appels que lancent les courants écologistes. Sans nier l’importance pour la pensée des courants aristotéliciens, thomistes, rationalistes de dominations du cosmos au service de l’homme, il faut prendre en compte les courants contemplatifs dans la ligne de Platon, Anselme, Bonaventure afin d’élaborer une pensée théocentrique. Se décentrer de l’homme pour sauver l’homme de sa volonté de puissance sur le monde. Ouvrir l’humain à la contemplation du divin et de la création voulue par Dieu. Je pense reprendre cette méditation en parlant, dans la ligne de Vatican II, de la non-autonomie foncière de l’être humain.
René Coste - Dieu et l’écologie, édition de l’atelier, 1994 – p. 65
« Nous estimons, quant à nous, que la Bible ne nous autorise pas à parler d’anthropocentrisme. Car, même si l’homme est au sommet de la hiérarchie des êtres créés dans les deux récits de la création, et même si… il a reçu une responsabilité capitale par rapport à notre planète, il n’en demeure pas moins une créature qui est orientée vers Dieu par le plus profond de son être et qui doit en obéissance se comporter effectivement comme telle. C'est de théocentrisme qu'il faut parler pour l'entière création, et donc pour l'homme lui-même en son sein : et même encore plus pour lui, car il sait ce que les autres créatures ne savent pas : ce qui fait de lui le prêtre de la création. Nous donnons entièrement raison à l’interprétation… de Moltmann, et à la conclusion qu’il en tire : « Même sans l’homme les cieux célèbrent la gloire de l’Éternel. »