Usine usée

Publié le par Michel Durand

Si nous persistons à fermer les yeux et à ne penser rien qu'à nous finalement,

si nous continuons à avoir peur, aussi -  eh bien nous irons dans le mur (si tant est que nous n'y soyons pas encore)

 

Voilà une histoire vieille comme Mathusalem, une histoire vraie une fois de plus, que j'ai vécue, et qu'un autre également a vécu - il doit peut-être bien encore y repenser… C'était au début des années 90, j'enfilais alors les missions d'intérim comme des perles sur un collier ou à peu près, des grosses, des petites, certaines un peu rugueuses, bref, j'avais été repris pour quelques mois, avec d'autre intérimaires, dans cette usine de l'agglomération grenobloise pour du montage mécanique, pour un travail d'OS comme on disait avant. USINE-USEE.jpg

 

Toutefois, la tâche qui m'était (et nous) était impartie n'était pas trop répétitive, usante, il y avait même un petit savoir-faire que nous pouvions développer au fil de nos journées, de nos semaines et de nos mois… l'ambiance entre ouvriers était bonne, assez solidaire ; nos chefs nous respectaient - pourvu que le travail soit accompli selon les règles, convenablement, ce que nous faisions. Voilà maintenant l'histoire à proprement parler, l'événement : au cours d'une matinée, un copain de l'équipe dans laquelle je me trouvais vint nous demander à chacun si nous voulions caser la croûte sur place, à l'atelier - entre midi et deux, en effet, nous allions presque tous à la cafétéria qui se trouvait à deux pas de l'usine -, et l'ami nous dit alors qu'il nous offrait l'apéro ainsi que ce casse-croûte, donc ; pour une bonne part : ce fut OK, nous estimions bien cet homme qui fêtait là, je crois, son anniversaire. Cet ami prit, bien entendu, soin de demander à sa hiérarchie directe - au responsable d'équipe - si tout cela était possible : si nous pouvions effectivement arroser l'anniversaire et manger dans l'atelier. Le chef d'équipe lui donna son accord. Alors, nous avons fini notre matinée de travail le cœur léger, avec déjà en espérance le tintement des verres et les quelques victuailles à s'enfiler derrière la cravate… enfin, dans le gosier. Pause de midi. Le copain sort un litre de rouge, une bouteille de Pastis, un jus de fruit, des cacahuètes, des verres, du pain et du fromage… nous faisons cercle autour de lui, nous sommes heureux, nous fêtons notre ami gentiment, sans excès bien entendu… et, dans l'atelier presque désert, un groupe passa tout à coup à proximité de nous, un groupe de trois ou quatre personnes, toutes bien mises, élégantes, assez souriantes ; l'ami leur proposa, je me souviens très bien, un petit verre, quelques cacahuètes, et de se joindre à nous pour un instant… ces messieurs s'excusèrent poliment et poursuivirent leur marche, leur visite des lieux… le travail a repris ensuite pour finir la journée, nous l'avons bien finie, consciencieusement. Toutefois, le lendemain, nous appris une drôle de nouvelle, une sale nouvelle pour être plus précis… parmi les trois ou quatre personnes de la veille (les élégants visiteurs), il avait du s'en trouver une au moins qui était une grosse huile, ou un client particulièrement important - quelqu'un, en tout cas, dont la venue n'avait vraisemblablement pas été prévue et signalée à notre hiérarchie et notre chef d'équipe… et qui fut, on le suppose, profondément choqué de constater que l'atelier servait, en l'occurrence (et pour une fois), d'endroit pour boire et pour manger… il le fit très rapidement savoir au responsable de l'usine, et celui-ci décida de congédier, de licencier l'ami en question pour faute grave, lourde, ou quelque chose comme ça. Bref, l'ami finissait sa journée, une bouteille vide sous le bras, pour ne plus réapparaître sur les lieux par la suite. Fin de contrat - et on peut imaginer que le copain fut à l'avenir pas mal grillé au sein des maisons d'intérim… Nous fûmes particulièrement choqués par cette manière de faire, par cette parole non tenue de notre chef d'équipe, avec les conséquences graves que maintenant vous connaissez. Quelques semaines ont passé, et nous avons eu une réunion d'équipe avec notre responsable, comme à l'accoutumée… nous étions autour de la table, nous évoquions divers détails ou faits plus importants qui touchaient l'atelier et le travail, et puis, je ne sais pas pourquoi, mais à un moment donné, j'ai évoqué le licenciement (abusif) de notre compagnon… notre chef a vaguement changé de couleur… moi aussi, et je lui ai signifié qu'il était « inacceptable » d'agir ainsi, de licencier un homme d'une telle manière, alors que ce dernier avait eu l'accord de sa hiérarchie pour l'apéro - l'accord justement, en l'occurrence, de cet homme auquel je m'adressais. Je n'eus sur le moment aucune réponse, aucune réponse précise de ce dernier ; les copains autour de la table se taisaient, inutile de vous dire que l'ambiance était lourde, tendue, et que si d'aventure y avait eu quelques mouches dans le coin, on les aurait vraiment entendues sans aucune difficulté… enfin, pour ma part, j'ai fini mon contrat de travail, comme prévu, quelques semaines plus tard, un contrat qui ne fut, on peut bien le deviner, jamais renouvelé. Voilà comment j'ai, par la force des choses, commencé peu à peu mon voyage… un voyage qui m'éloigna petit à petit du monde de l'industrie et de ses contingences parfois dures et vulgaires… Une chose encore, le copain en question était chef de famille, de conditions modestes (on peut bien s'y attendre), et avec trois enfants à charge. Je vous parle de tout cela parce qu'hier, j'ai vraiment pris un drôle de malaise en regardant les gens, les personnes, la tête des gens et des personnes, l'attitude de ces personnes que j'avais en face de moi, dans le tram de sept heures du matin… des personnes qui allaient travailler, je suppose, pour la plupart d'entre elles (à moins que les trams du matin ne soient replis que de demandeurs d'emploi - qui sait, avec la crise)… À quelle sauce allaient-elles donc être croquées, dans la journée, pour faire plus qu'une tête d'enterrement ?... Je n'avais pas la réponse, bien entendu, et puis je me suis dit qu'hier, aussi, nous étions lundi, c'est un peu pour trouver une excuse qui finalement n'en est pas une… Maintenant je voudrais dire ceci : si chacune et chacun d'entre-nous, nous nous effaçons, nous faisons profil bas en face d'une injustice et d'un non-droit qui nous concernerait nous, et rien que nous, ou certain, ou bon nombre d'entre-nous, ou nous tous… si nous persistons à fermer les yeux et à ne penser rien qu'à nous finalement, certainement pas aux autres, ou bien le moins possible - et si nous continuons à avoir peur, aussi -  eh bien nous irons dans le mur (si tant est que nous n'y soyons pas encore) ; les conditions de travail dans lesquelles nous exerçons parfois difficilement nos professions peuvent dépendre de nous, de notre conscience, de notre courage, de notre intelligence et de notre réactivité aussi, en dépit de la crise, du chômage endémique, de la mondialisation, etc. Ces conditions de travail, et plus généralement du vivre ensemble, du respect et de la justice, peuvent en effet dépendre de nous (et dépendent de nous), beaucoup plus que nous ne pouvons l'imaginer, oui, il faut bien le comprendre… et pour finir, au sujet d'imagination justement, il faut imaginer que ces conditions de travail et du respect des règles qui les régissent se soient améliorés dans le monde professionnel au cours des vingt années qui ont suivi ce triste souvenir de pot mal tourné ; pour ma part, je dois vous dire et bien admettre : je n'ai vraiment pas assez d'imagination pour penser cette embellie soudaine… - et vous ?!
Agissez.

Jean-marie Delthil. 30 mars 2010.

Publié dans J. M. Delthil

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