L'idéologie croissanciste constitue psychiquement une grande régression infantile, quand la décroissance rouvre une voie vers l'âge adulte

Publié le par Michel Durand

Serge Lellouche a rédigé une synthèse du livre d'André Gorz : 'Misères du présent, richesse du possible' (Galilée 1997) que vous pouvez lire ici.

Il vient de rédiger un commentaire du livre de Vincent Cheynet : « Décroissance ou décadence », éditions Le pas de côté, 2014.

L'idéologie croissanciste constitue psychiquement une grande régression infantile, quand la décroissance rouvre une voie vers l'âge adulte

Serge Lellouche est donc membre de la Fraternité des chrétiens indignés qui a rédigé un Manifeste des chrétiens indignés ainsi présenté :

« Venus d’horizons différents, d’âges, de situations familiales et professionnelles très variées, nous avons en commun notre foi, notre appartenance à l’Église catholique et nos convictions sociales et politiques. Profondément interpellés par la crise qui traverse notre époque, nous nous interrogeons sur nos responsabilités et celle de notre entourage chrétien... Nous associons notre voix à celle de tous ceux qui dénoncent depuis si longtemps le système économique néo-libéral qui régit économies et sociétés depuis près de trente ans… »

Ce groupe est né de la lecture du Blog de Patrice de Plunkett et si j’en parle ici c’est parce que j’ai reçu il y a quelques jours un texte de Serge Lellouche qui analyse l’ouvrage de Vincent Cheynet, rédacteur en chef du mensuel « La Décroissance » dont je vous ai parlé ces jours derniers. En publiant ici cette recension, je prolonge la réflexion entreprise avec Chrétiens et pic de pétrole et le laboratoire de l’Espace Saint-Ignace, « quelle société voulons-nous ? »

Serge Lellouche :

On commencera sans hésiter la présentation de ce livre sur la décroissance par un vibrant appel à la consommation : de toute urgence, il faut non seulement le lire mais aussi l'acheter ! D'une part, pour soutenir cette nouvelle petite maison d'édition indépendante, Le pas de côté, fondée par Pierre Thiesset ; d'autre part parce que voilà un livre d'une grande importance : à la fois une excellente introduction et un approfondissement de la réflexion sur la décroissance. Et enfin, en ces temps où les lignes intellectuelles et politiques sont en phase de complet réajustement, parce que son contenu (réjouissons-nous en) devrait surprendre nombre de catholiques, qui y découvriront bien des similitudes entre la sensibilité décroissante et la pensée sociale de l'Eglise, peut-être avec des mots et des références parfois bien différentes, mais avec une perspective anthropologique fondamentalement convergente.

Quelques signes semblent du reste déjà l'indiquer dans la «cathosphère» : ce livre pourrait bien contribuer à une profonde transformation du regard catholique sur la décroissance, et simultanément à la prise de conscience du potentiel si prometteur d'un rapprochement entre écologistes radicaux et chrétiens affranchis de l'imposture libérale.

Bien plus qu'un énième livre sur l'épuisement des ressources naturelles et le dérèglement climatique, Vincent Cheynet questionne avant tout ici la prégnance d'un imaginaire collectif verrouillé dans le culte de la croissance et enfermé dans le mythe progressiste du «toujours plus».C'est d'abord sur le terrain des mots et par la force du langage (trait si spécifiquement humain), que le combat contre l'idéologie mortifère de la croissance et l'anthropologie qui la sous-tend, doit être mené, insiste-t-il d'emblée.

Rompre avec le sentiment de toute-puissance qui caractérise en premier lieu le paradigme croissanciste, c'est se reconnaître une limite : non, la décroissance ne sauvera pas le monde ! Par ce langage d'humilité, on est bien loin d'un wonder- Nicolas Hulot, déclarant il y a peu : «J'ai besoin de vous pour sauver notre climat et la planète».

Rompre avec l'imaginaire de la croissance, c'est assumer et accepter en adultes notre finitude : «Nous n'échapperons pas à notre mort, la nôtre comme celle de notre civilisation». A droite comme à gauche, l'ensemble du monde politique est pourtant aujourd'hui fondé dans ce déni, en même temps qu'il communie dans une même foi matérialiste dans le salut par la technoscience : «Demain, nous vaincrons la mort !» proclamait sans rire Jean-Luc Mélenchon.

«Pour des raisons différentes, écrit Cheynet, la droite et la gauche libérales se sont fondues dans une même vision de la condition humaine : celle d'un être atrophié et purgé de sa dimension symbolique et immatérielle (…) Dans ce contexte, il est logique que notre société ait pris pour cible conjointement la religion et la psychanalyse. L'une comme l'autre partent de l'idée que l'humain se fonde sur un manque, qu'une dimension de son être lui demeurera un mystère, inconnaissable à jamais (…) L'inconnaissable, pour l'esprit scientiste, c'est par essence l'ennemi à abattre : la ''réaction''. Ainsi toute transcendance, toute symbolique sont délégitimées.» Le refoulement de notre dimension symbolique et spirituelle : tel est le cœur de la crise anthropologique que nous vivons, et pour tout dire, la pierre angulaire de ce livre.

Face à ce constat, et à rebours de la sémantique officielle, c'est bien à un complet retournement de langage que Vincent Cheynet  nous invite : l'idéologie croissanciste constitue psychiquement une grande régression infantile, quand la décroissance rouvre une voie vers l'âge adulte. A cet égard, il est particulièrement cocasse et risible d'entendre les pourfendeurs de la décroissance s'acharner à la décrire dans les médias comme «un retour en arrière». L'idéologie dominante projette TOUJOURS sur la marginalité subversive les traits psychiques qui la caractérisent en premier lieu, et que par toutes les ruses rhétoriques elle s'emploie à masquer.

La société libérale et productiviste est en effet par essence incestueuse, en ce qu'elle se fonde sur le refus de toute limite, de tout interdit, de tout manque, de toute frustration. Elle nourrit le sentiment infantile que «tout est possible» et suscite le fantasme d'une jouissance sans fin. Or, psychiquement, qui pose la limite à l'enfant, quelle tierce figure vient l'arracher au rêve de la fusion éternelle avec la mère? En cela oui, la figure du père symbolique est bien l'ennemi juré d'une anthropologie capitaliste «qui enjoint à retourner à «l'âge du sein» (…) qui veut ainsi nous faire régresser à l'état de nourrisson».

Il faut bien le dire, nombre d'écologistes, y compris des objecteurs de croissance, participent naïvement de ce rejet du père symbolique : «les hommes, c'est la guerre et la douceur féminine sauvera le monde», pas vrai? L'écologie inoffensive des bons sentiments et de la fusion avec la «Terre-Mère», d'un Pierre Rabhi, est à cet égard emblématique.

Face à une telle emprise de l'idéologie maternante, à laquelle il s'agit de se soumettre docilement afin de ne pas se voir rangé dans la case «réac», Vincent Cheynet a le courage de poser la question décisive : et si le nœud anthropologique de la décroissance ne consistait précisément pas en un dépassement de l'oedipe ? Poser cette question, c'est poser celle de la reconnaissance individuelle et collective des limites et de la capacité, en sujets adultes, de pouvoir dire «non» à l'idéologie de l'illimité.

On comprend dès lors mieux le pourquoi de toutes ces levées de bouclier dès que le mot «décroissant» est prononcé dans les «grands médias» et ce déluge de qualificatifs enfermants : «écofascistes», «khmers verts», «doux rêveurs», «bolchéviks», et on en passe...

Telle est en effet l'injonction du temps : il faut être positif et consensuel. Les intellectuels en quête de plateaux télé prôneront gentiment la sobriété heureuse, la convivialité, le buen vivir et la transition écologique, mais surtout pas la décroissance ! «Le fléau du béni-oui-ouisme est la matrice de tous les systèmes totalitaires et fondamentalistes, à commencer par le capitalisme». Dans le domaine de l'écologie dévoyée, Nicolas Hulot et Yann Arthus-Bertrand représentent cette caricature que dénonce le journal «La Décroissance», cette incapacité à poser les termes du dissensus politique et à nommer les ennemis (telles les multinationales) du combat que l'on croit mener : «tous ensemble, main dans la main, pour sauver la planète !». Rouvrant l'espace vital et démocratique du conflit, la décroissance suscite en cela de la haine chez les artisans de fausse paix et complices des vraies violences en cours et à venir : «L'écoeurante mollesse des bons sentiments fabrique des bourreaux à la chaîne», prévenait Jacques Ellul.

Plus nettement qu'il ne l'a peut-être jamais fait, Vincent Cheynet articule dans une commune dynamique le libéralisme économique et le libéralisme culturel : la logique du productivisme et du sans limite relèvent d'un fait social total, venant se loger jusqu'au plus intime des êtres. En cela, toujours sous couvert «d'émancipation» et de «progrès des droits», le mariage pour tous, la PMA-GPA, la banalisation du divorce, l'ouverture des magasins le dimanche, la pression pour la légalisation du cannabis, sont symptomatiques d'un libéral-libertarisme transformé en rouleau compresseur, faisant tomber toutes les limites, lois et interdits.

Et surtout, ne pas dire «non» ou «stop» au «grand mouvement émancipateur», «cette dernière posture renvoyant à la figure du père, forcément haïssable». Sinon, gare au couperet : «Toute personne refusant cette délégitimation des limites est alors présentée comme liberticide, pisse-froid, passéiste». Aucun risque chez EELV : on y est toujours pour «le progrès des moeurs» et on se passionne pour l'art contemporain !

Aussi, au sujet d'une certaine écologie libertaire, Cheynet s'étonne-t-il «de constater combien des individus qui sont le plus sincèrement révoltés par le capitalisme sont quelquefois les mêmes qui ont intériorisé le plus profondément l'organisation psychique du libéralisme», comme aveugles à ce que peut par exemple avoir de si déstructurant le glissement en cours vers l'indifférenciation sexuelle, promue notamment par la théorie du genre, qui ne peut qu'aboutir à «la casse de la famille, dernier rempart du gratuit face à la marchandisation du monde».

Dans un long et passionnant chapitre du livre consacré au débat sur le mariage pour tous, Vincent Cheynet traduit bien ce lourd climat de terrorisme intellectuel, où tout un système politico-médiatico-culturel soudé, s'est employé à étouffer l'intelligence des enjeux par la mise en opposition binaire systématique des forces favorables au «progrès émancipateur» contre celles de la «réaction», comme il se doit identifiées à l'extrême droite. Dans son opposition à la loi Taubira (au nom d'une conception éminemment symbolique du mariage et de la famille), il a personnellement vécu, douloureusement, le chantage permanent à l'homophobie réservé à toute argumentation contre cette loi et contre la fuite en avant technologique qu'elle va inéluctablement générer.

Si à cet égard, il souligne les prises de positions courageuses d'écologistes tels que Thierry Jaccaud, Hervé le Meur, Fabrice Nicolino ou encore Alain Gras, il se désole de l'inconséquence d'autres décroissants : «Il est paradoxal d'observer certains objecteurs de croissance hurler à la reconnaissance des limites de la nature quand il s'agit de la croissance et parallèlement qualifier de ''réacs'' ceux qui rappellent ces limites quand il s'agit de procréation (…) On ne peut pas réclamer la fin du ''sans limites'' dans le domaine économique et être en même temps le plus ardent promoteur de la destruction de toute limites, notamment dans le domaine des moeurs.»

Mais il souligne avec autant de force l'inconséquence inversement parallèle d'une bourgeoisie catholique de droite, à l'image de la «terrifiante Christine Boutin», ayant tout intérêt à demeurer aveugle au lien entre libéralisme économique et moral. Fustiger le démantèlement (libéral) de la famille tout en invitant bien cordialement des politiciens et affairistes néo-libéraux, comme Charles Beigbeder, lors des universités d'été de la manif pour tous de septembre 2013 : peut-on être plus caricatural et grossier dans l'hypocrisie?

D'une certaine façon, Vincent Cheynet nous dit de la décroissance, qu'avant d'être un allègement en nos vies de tous les «biens matériels» qui nous encombrent (passage salutaire certes incontournable), elle est avant tout un affranchissement intellectuel de tous les modes de représentation et conditionnements dont nous sommes tous si intimement imprégnés. Oui, c'est d'abord à cet Exode intérieur qu'il nous appelle. Mais la liberté de cet Exode a souvent un prix, celui d'une certaine solitude ou marginalisation, pour celui qui refuse de se laisser enfermer dans les catégories binaires que l'univers médiatique indispensable au productivisme ne cesse d'entretenir : progressistes versus réactionnaires, gentils humanistes de gauche contre méchants moralistes de droite, et toute la litanie habituelle assénée par une police de la pensée qui bloque toute prise de conscience collective des enjeux réels.

Le contact de la cathédrale de Narbonne émerveille notre âme et les insignifiantes puérilités nombrilistes de l'art progressiste contemporain nous emmerdent à en mourir ? Alors il est temps de le clamer fort à la face des pédants et des technocrates de l'art, dans la joie légère d'entendre les automates nous classifier dans la case «obscurs passéistes réactionnaires».

Par ailleurs, il nous met aussi en garde face à ce que le journal La Décroissance a régulièrement appelé «les faux amis de la décroissance», ces mouvements, souvent proches de l'extrême-droite, tels que les bio-régionalistes identitaires ou les survivalistes d'un Piero San Giorgio voir d'un Alain Soral. Ces derniers, obnubilés par la question de la lutte pour la survie dans un contexte d'effondrement généralisé, sous-couvert d'une critique apparente du capitalisme, manifestent pourtant l'anthropologie capitaliste hyper-individualiste poussée à son paroxysme, totalement inaptes à saisir les enjeux du vivre ensemble.

Et sur un tout autre plan, il se démarque nettement aussi d'une objection de croissance angéliste que représentent selon lui les partisans «gauchistes» d'un revenu universel garanti à vie et d'une gratuité généralisée, où l'on retombe, encore et encore, dans l'illusion fusionnelle et maternante d'une société sans heurts et sans conflits, constituée de gentils et de purs.

Etre décroissant, c'est essentiellement consentir à déposer les armes, à dire stop aux injonctions guerrières, à l'escalade de la toute-puissance technoscientifique, de la compétition économique insensée et de la jouissance sans limites.

Il est temps de se poser, nous dit Vincent Cheynet : de faire silence, afin de retrouver la profondeur intime de notre vie intérieure qui fait le cœur notre condition humaine à tous, et par laquelle nous découvrons ce qu'il y a d'infiniment plus grand que nous.

A la lecture de ce livre qui fera date, nous en sommes plus convaincus que jamais : l'intuition fondamentale de la décroissance est d'ordre spirituel. Dans cette place à nouveau accordée au vide, à la lenteur, à la contemplation de l'inconnu et de l'insaisissable, il y a là non seulement rien de plus subversif et révolutionnaire, mais l'expression profonde d'une soif que plus que tout, l'homme (à la fois personnel et collectif) demande à étancher afin d'être pleinement révélé à lui-même, restauré dans sa dignité, non en monade atomisée mais en être de liens.

Tout le sens de l'engagement au service du bien commun s'enracine d'abord dans ce renouveau de la vie intérieure. La décroissance bouscule tous nos formatages et nos conforts petits-bourgeois, car elle pose politiquement la question-clé et ô combien évangélique du partage de la vie simple ; disons plus : de la joie de ce partage.

N'est-ce pas en ce point précis qu'il faut aujourd'hui reconnaître qu'objecteurs de croissance et chrétiens sont signes d'espérance les uns pour les autres, brèches ouvertes en ce bas-monde?

 

Serge Lellouche – Fraternité des chrétiens indignés

 

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