Les hommes, les femmes des pays riches se déplacent légalement. Pas les autres. Egalité, dignité, respect des droits humains, voilà notre axe
Dans le petit livre, paroles d’acteurs des cercles de silence, présenté au public le 5 novembre 2012, j’ai ainsi témoigné :
« A Lyon, le premier cercle de silence s’est tenu en Juin 2008, le deuxième mercredi du mois. J’avais été contacté quelques mois auparavant par Catherine Tourier de RESF (réseau éducation sans frontière). RESF, avec également Mireille Peloux, était très présent dans le quartier à ce moment-là, notamment par le contact instauré avec les parents d’élèves et les enseignants. Actuellement, à cause du manque de logement pour les personnes dites « sans-papiers » on est quand même tous un peu fatigués. Il semble que ce soit plus difficile de loger les gens aujourd’hui qu’il y a six ans. Loger une famille 15 jours, trois semaines, un mois dans son appartement, on n’en peut plus, même si les appartements sont grands. A l’époque, si des parents d’élèves acceptaient de dépanner, ils savaient que ça ne durait pas trop longtemps, les pouvoirs publics réagissaient derrière et semble-t-il, proposaient quelque chose. Mais je peux me tromper ou avoir oublié. Nous étions peut-être tout simplement plus motivés et réactifs dans nos engagements.
La demande était simple : « Les enseignants et parents d’élèves de RESF, m’a-t-on expliqué, ne se sentent pas tellement à l’aise avec ce long temps de silence immobile ». Par contre, « nous sommes persuadés que ce mode d’action dans et par le silence et la non-violence mérite d’exister à Lyon. »
J’ai alors pris contacts avec les Pères franciscains de Lyon. Il me semblait légitime que l’initiative vienne d’eux, puisqu’à l’origine des cercles de silence réside Alain Richard, franciscain à Toulouse. Mais comme personne ne se trouvait disponible pour cet engagement, j’ai finalement proposé des rencontres dans la maison paroissiale Saint-Polycarpe des pentes de la Croix-rousse. Trois mois, au moins, de préparation.
Au cours de ces réunions, nous avons d’abord appris à nous connaître, à nous apprivoiser. Nous avons affiné notre engagement et rédigé le tract tel qu’il est encore distribué aujourd’hui, sauf l’encart mis à jour chaque mois ou presque. C’est au cours de ces rencontres que j’ai noué des contacts étroits avec les bénévoles de la CIMADE. Nous nous connaissions. Leur siège est à quelques minutes de St- Polycarpe.
Selon Pierrette Meynier et Jacques Walter, pasteur à la Mission protestante populaire, la CIMADE avait pensé lancer les CDS dans Lyon ; mais, ils n’étaient pas parvenus à se détacher suffisamment de leurs autres préoccupations pour cette action. Alors, quand ils ont eu connaissance de mon initiative, ils s’y sont associés très vite. Pour clore ces rencontres de préparation et de lancement des CDS, il a fallu prendre contact avec tous les signataires*. En réalité, seule la ligue des Droits de l’Homme a refusé de s’y associer. Les services de l’Église catholique ont eux aussi mis du temps à nous rejoindre. Personnellement, je l’ai analysé ainsi : ils ont une politique directe d’échange et de dialogue avec les autorités et pour eux, participer à une manifestation pour interroger la conscience de l’autorité n’est pas une bonne politique. C’est finalement une personne salariée du service Migrants qui a fait en sorte que l’Institution catholique soutienne et signe.
Le combat du CDS de Lyon porte sur le respect de la personne : qu’un migrant arrive, avec ou sans papiers, c’est une personne et il doit être traité comme telle. On parle de la libre circulation des marchandises et de la circulation règlementée des voyageurs sans expliquer pourquoi les hommes et les femmes des pays riches de l’hémisphère nord pour la plupart, se déplacent légalement avec de bien plus grandes facilités que les ressortissants du Sud. Egalité, dignité, respect des droits de l’Homme, voilà notre axe.
Lors du premier cercle de silence, le 11 juin 2008, nous étions environ 160 personnes. Chiffre que nous avons retrouvé cinq ans après à l’occasion de la tenue du cercle anniversaire, le 12 juin 2013. Ce furent des participations record.
La tranche d’âge demeure stable, et plutôt élevée. Les jeunes rencontrés à ce sujet sont intéressés, intrigués et admiratifs à la fois, mais ils s’engagent peu. Ils ne se sentent pas de rester une heure debout sans bouger et en silence.
Est-ce propre à Lyon et à l’image légendaire de réserve et de discrétion attribuée à la population de cette ville ? Je ne sais. Mais je dois avouer que, au cours de tous les cercles de silence, nous ne sommes ni bavards, ni démonstratifs. On se salue discrètement et les après-CDS sont brefs. Il y a des villes où de nombreux tracts sont distribués, où chacun porte une pancarte sur le ventre ou dans le dos avec des inscriptions dénonçant l’injustice des rétentions de personnes qui ne cherchent qu’à éviter la maltraitance dans leur pays d’origine. Certains CDS – désolé de porter ce jugement -, par la multiplicité des pancartes expriment un bruit non pas sonore mais visuel. A Lyon, un seul tract, une seule pancarte, pas de masque blanc, mais une écharpe blanche que l’on porte si on le souhaite. Un minimum qui montre que les personnes ainsi rassemblées ne sont pas là par hasard.
Les CDS, sans bavardage sonore ou visuel, lancent, dans le silence, un appel à la conscience : tout est déjà dit. On sait ce qui se passe, que l’Europe se protège derrière des barrières virtuelles, illusoires mais légales. Alors, sans avoir besoin de le redire, encore moins de le crier, le manifestant silencieux incite chaque passant à s’interroger sur l’accueil de l’étranger. Il interpelle la personne qui circule, qui voit, qui s’arrête et dit parfois : « c’est bien, vous êtes généreux… ». Quel travail se fait-il dans la tête de celui (celle) qui dit : « on vous admire, c’est bien, il faut continuer » ? Nul ne le sait. Mais, nous pensons, (nous espérons) avoir touché quelque domaine de sa conscience. Celui qui ne fait que dire « c’est bien », peut-être va-t-il, dans son engagement politique futur, en tenir compte. C’est là que je situe l’appel concret à la conscience. Il laisse le passant libre puisqu’il n’y a aucune pression politique, aucun embrigadement. La conscience éveillée sera atteinte dans toute sa profondeur et cela occasionnera un engagement civil, c’est-à-dire politique avec cohérence. Telle est la question de la conversion des modes de pensée, conversion du spirituel, bref : le changement de mentalité. On en appelle à la conscience des individus pour que de racistes, de xénophobes, les gens interpellés deviennent accueillants. Le changement de regard engage un choix électoral déterminé. C’est une solution profonde, pérenne. Civile, c’est-à-dire Politique, avec un P majuscule.
Le fait d’avoir répondu à une « commande » me situe dans un cercle de silence différemment de la personne qui y a adhéré véritablement en conscience personnelle. La cause était soutenue par RESF et je soutiens moi-même RESF pour son action auprès des sans-papiers. Avoir accepté cette demande m’a situé un peu comme quelqu’un qui doit fournir un effort. J’avais une tâche à accomplir. Si je me suis finalement « glissé » dans cette situation de silencieux, ça n’a pas été ma démarche première.
Parfois, je ressens tout ça avec une certaine fatigue. Le problème existe depuis trop longtemps – j’ai commencé à militer pour l’accueil de l’étranger en 1972/73, tout nouveau curé (vicaire), au côté des Portugais dans la ville du Creusot. Fondamentalement, il s’agit de la même chose : pour ne pas être clandestin il faut justifier d’un logement, le droit au logement nécessite un accès au marché de l’emploi et trouver un travail ne peut se faire, jadis sans logement, actuellement, sans papier… On est face à un accueil qui ne considère pas la demande du demandant.
Un constat me revient souvent, en relation avec mes années de « commerçants » dans le Vieux-Lyon où par engagement pastoral, je tenais une galerie de peinture dans le cadre de l’association Confluences. Nous ne rencontrions pas de sans-papier mais plutôt des zonards et tous les commerçants se plaignaient de ces gens qui font la manche devant leur boutique. Mon attitude était, plutôt que de faire venir la Police pour qu’on les évacue, de dialoguer avec eux. Alors ils se décalaient un peu, allaient mendier un peu plus loin… Ce n’était pas vraiment mieux, mais on arrivait à échanger, ça se passait bien. Un des commerçants me disait « ce que vous dites est vrai, on l’a nous-mêmes expérimenté, mais tous les commerçants ne pensent pas comme vous. Ce que vous voulez c’est un changement de mentalité, ça prend des siècles ! Ce que nous on veut, c’est une réponse immédiate.»
Nous sommes les pays riches, les colonisateurs d’hier. Les Portugais arrivés en bateaux sur les côtes africaines ont détruit le commerce transsaharien. Ils n’ont pas demandé la permission pour créer des ports. Quand les Arabes sont arrivés sur les terres africaines après l’Islam, ils ont créé du commerce transsaharien, ils n’ont pas demandé aux Berbères le droit de venir. Les « puissants », pays occidentaux de philosophie grecque, se sont permis d’envahir la Terre à une époque et ils interdisent aujourd’hui les ex colonisés à se réveiller, à circuler. De quel droit ? Ça pose aussi la question de la différence entre la marchandise et les personnes. On interdit de circuler à ces personnes victimes du commerce de l’époque, victimes encore aujourd’hui des exploitations que l’ont fait des richesses de leurs terres. Une modification radicale de l’économie devrait être pensée, mais notre histoire économique remonte à l’époque gréco-romaine ; le changement, ça ne se fait pas comme ça…
Pourquoi mon engagement ? - Pour essayer d’obtenir des Européens, des Occidentaux, une lucidité plus vraie, une justice plus grande, un respect des hommes quels qu’ils soient. Dans notre groupe « Chrétiens et pic de pétrole » on réfléchit avec les textes de Jacques Ellul sur toutes ces questions. Il est évident que dans notre situation actuelle on va vers un engagement politique qui se limite à celui du bulletin électoral. La personne alors élue, si elle est de gauche, va conduire une politique de droite pour se maintenir en place, situation dont on a une illustration parfaite avec François Hollande. Jacques Ellul propose une réponse à travers la défiance du système politique en arrêtant de voter. On l’a bien sûr accusé d’être anarchiste, ce qui n’est pas du tout le cas.
Aux jeunes qui me posent la question « Comment pouvez-vous rester debout en silence… ? Vous êtes vieux ; n’êtes-vous pas fatigués ? » Je réponds que c’est vraisemblablement parce qu’âgés nous avons acquis une certaine sagesse, une force, une conviction, parce que nous avons compris que le monde politique ne se change ni par les élections, ni par les manifestations bruyantes, mais par un impact beaucoup plus fondamental, beaucoup plus profond que nous tenons debout. C’est la démarche spirituelle au sens laïque – une démarche philosophique et métaphysique, une transcendance – et la conviction que ça ne sert à rien de répéter toujours les mêmes choses (ou de l’imposer par les lois) pour que les coeurs changent. Il faut, de par sa présence personnelle, physique, existentielle, prouver la force de notre conviction afin de la rendre aimable, imitable. Et comme l’interrogation existe quand même « vous n’êtes pas efficaces », je réponds que oui, nous ne sommes pas efficaces car nous ne sommes pas assez nombreux. Je pense que notre action est limitée car nous ne sommes pas assez massifs. C’est par la masse qu’on arrive à quelque chose : Gandhi, la marche verte des Marocains… c’est le nombre. J’ai donc quand même toujours un regret que, sur la France entière, on n’arrive pas à obtenir suffisamment de monde. J’ai même une jalousie devant le nombre de participants aux manifestations contre le Mariage pour tous. Elles ont soulevé Catholiques, Musulmans et certains types de bourgeois autour d’une relative morale alors que la question de l’étranger suscite toujours autant d’indifférence. La conscience que j’essaie d’éveiller c’est effectivement une conscience universelle. On reste à défendre ce qui nous touche dans nos familles, mais on ne s’intéresse pas à la famille de l’autre. On n’est pas universel.
Les CDS sont une fédération et non un mouvement, chaque ville a son indépendance. La CIMADE semble être l’instance la plus active dans la communication entre les cercles. Il n’y a pas de mot d’ordre du type « on va tous faire pareil », pourtant cela pourrait s’avérer utile si l’on veut un impact politique. Il y a eu des tentatives pour arriver à ce que tous les CDS aient lieu le même jour à la même heure dans toutes les villes concernées, mais ça n’a pas pris. A Lyon les premiers, on s’est dit qu’en changeant de date, on perdrait des fidèles, des habitués. Les Franciscains, à commencer par Alain Richard, le fondateur des CDS, n’ont pas le désir, me semble-t-il, de créer un mouvement, une force politique organisée. Ça nous ramène à la question du nombre. Si on fouille au fond de moi, on trouvera inquiétude et pessimisme, dans la mesure où notre action ne rejoint pas l’efficacité qu’elle devrait avoir. Mais si je me dis « nous ne sommes pas assez massifs donc je m’arrête», en conscience je me sentirai encore plus mal. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas l’efficacité requise que l’on va s’arrêter. Il y a une première démarche existentielle qui montre notre engagement. Son ressort, son tonus, son équilibre dépend de l’espérance. »
Pour commander le livre se rendre ici !