L’homme en quête de recettes immédiates ne pense pas, alors, en absence d’esprit critique facteur de révolution, le pire arrive
Suite au 28 avril, ce titre m’est venu à la suite de la lecture de deux pages de Hannah Arendt, La vie de l’esprit (p. 232, puf 205). Je les recopie en cette page. Ensuite, j’invite à lire le récent entretien d’Olivier Rey paru dans l’Hebdomadaire La Vie d'où est tiré la photo Il est assurément question de campagne électorale.
Hannah Arendt. La pensée. Qu’est-ce qui nous fait penser ?
« La pensée représente le même danger pour toutes les croyances et, à elle seule, n'en fait pas naître de nouvelles. Son aspect le plus périlleux, au point de vue du sens commun, est que ce qui avait un sens tandis qu'on réfléchissait se réduit en fumée dès qu'on veut l'appliquer à la vie de tous les jours. Quand tout un chacun s'empare des « concepts », c'est-à-dire des manifestations de la pensée dans le discours quotidien, et commence à les manier comme si c'était le produit de la connaissance, la seule issue possible est une démonstration évidente de ce qu'aucun être humain n'est sage. Sur le plan pratique, penser signifie que chaque fois qu'on se heurte à une difficulté de la vie, il faut repartir de zéro pour prendre une décision.
Cependant l'état de non-pensée qui semble tellement se recommander dans les affaires politiques et morales présente aussi certains aléas. En soustrayant les gens au danger de l'examen critique, il leur enseigne à s'accrocher solidement aux règles de conduite, quelles qu'elles soient, d'une société donnée à une époque donnée. Ce à quoi ils s'habituent alors est moins le contenu des règles, dont l'examen serré les plongerait dans la perplexité, que la possession de règles dans lesquelles on peut faire entrer les cas particuliers. Qu'apparaisse un individu qui, pour une raison ou une autre, prétend abolir les anciennes «valeurs », les vieilles vertus, il ne rencontrera guère de difficultés, pourvu qu'il apporte un nouveau code, et il n'aura besoin que d'une force relativement réduite et d'aucune persuasion - j'entends par là faire la preuve que les nouvelles valeurs sont supérieures aux anciennes - pour imposer ce code. Plus les hommes se cramponnent fermement à l'ancien, plus ils seront pressés de se fondre dans le nouveau, ce qui signifie dans la pratique que les plus prompts à obéir seront les piliers les plus respectés de la société, les éléments les moins enclins à penser, subversivement ou non, tandis que ceux à qui, selon toute apparence, il ne fallait pas se fier sous l'ancien système seront les plus intraitables
Si les questions de morale et d'éthique sont vraiment ce que révèle l'étymologie de ces deux mots, il ne devrait pas être plus compliqué de modifier les mœurs et habitudes d'un peuple que sa façon de se tenir à table. La facilité avec laquelle, dans certaines conditions, s'effectue un tel renversement laisse à penser que tout le monde dormait à poings fermés à ce moment-là. Bien entendu, c'est à l'Allemagne nazie que je fais allusion et, dans une certaine mesure, également à la Russie de Staline où, d'un coup, les impératifs fondamentaux de la morale occidentale ont subi une volte-face : le « Tu ne tueras pas » dans le premier cas, et « Tu ne porteras pas de faux témoignages contre ton prochain » dans l'autre. Et les suites, le revirement du revirement, le fait qu'on n'ait eu aucun mal, aussi surprenant que cela paraisse, à « rééduquer » les Allemands après la chute du Troisième Reich, comme si la rééducation se faisait automatiquement - n'ont rien de plus consolant. En fait, c'est du même phénomène qu'il s’agit.
Mais revenons à Socrate. Les Athéniens lui ont dit que la pensée est une activité subversive, que le vent de la pensée est une tornade qui balaie les signes bien établis grâce auxquels les hommes s'orientent, cause le désordre dans les cités et plonge les citoyens dans la confusion. Et s'il nie le pouvoir corrupteur de la pensée, il ne prétend pas pour autant qu'elle rend meilleur. Elle arrache au sommeil, ce qui semble un grand bien pour la Cité. Cependant, il ne dit pas qu'il a entrepris son examen critique pour devenir un grand bienfaiteur. En ce qui le concerne, tout ce qu'on peut affirmer c'est qu'une vie privée de pensée perd toute signification, même si la pensée ne donne jamais aux hommes la sagesse et ne leur fournit pas de réponse à ses propres questions. Le sens de ce que fait Socrate se trouve dans I l'activité elle-même. Ou, en d'autres termes : penser et être vraiment en vie sont deux choses identiques, ce qui veut dire que la pensée doit toujours repartir de zéro ; c'est une activité qui accompagne la vie et a pour objet des concepts tels que justice, bonheur, vertu donnés par le langage comme porteur de la signification des événements de la vie et tout ce qui meuble une existence humaine. »
Il y a bel bien lutte des classes
Selon le philosophe Olivier Rey, les frontières ne séparent plus les États mais les personnes celles « branchés » sur la dynamique planétaire et celles qui ne le sont pas. Explications.
Propos recueillis par Sixtine Chartier, 27/04/2017-La Vie
La société française peut-elle surmonter le risque d'explosion ? À l'approche du duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, le philosophe et mathématicien Olivier Rey, auteur de Quand le monde s’est fait nombre (Stock), nous livre son analyse.
Le scrutin d’hier met en lumière une France morcelée. Comment interpréter cette fragmentation de la société française ?
Olivier Rey. La « planétarisation » en cours a fait augmenter de manière extraordinaire les flux de tous ordres à la surface de la terre. Au fur et à mesure que ces flux se sont développés, les frontières se moins estompées qu’elles ne se sont déplacées : aujourd’hui, les frontières essentielles sont de moins en moins celles qui séparent les États, et de plus en plus celles qui séparent les personnes « branchées » sur la dynamique planétaire de celles qui ne le sont pas. Une telle fracture se creuse au sein de tous les États, au rythme où ceux-ci ne visent plus qu’à être des plateformes accueillantes dans la compétition économique mondiale.
Est-ce le sort de toute société libérale (« libérale » au sens économique, sociétal et philosophique du terme) ?
Olivier Rey. Il y a un paradoxe à voir qu’en même temps que le marxisme a été discrédité par les politiques désastreuses qui ont été menées au XXe siècle en son nom, certaines analyses marxistes sont plus que jamais corroborées par les faits. Marx prévoyait que la dynamique capitaliste conduirait à une polarisation toujours plus grande de la société, à une opposition sans cesse croissante entre une frange profitant du système et une masse prolétaire. Au sein des nations européennes, les luttes politiques et syndicales ont permis un temps de contredire, jusqu’à un certain point, la prédiction de Marx. À l’intérieur d’entités politiques relativement autonomes et de dimensions limitées, il était possible pour les salariés d’établir des rapports de force. Cela devient beaucoup plus difficile, voire impossible, au sein d’une économie planétarisée : lorsque une contestation s’élève quelque part, les capitaux vont s’investir ailleurs. Comme l’a résumé le milliardaire Warren Buffet, il y a bel et bien une lutte des classes : c’est la classe des riches qui la mène et qui ne cesse de remporter des victoires.
À quoi tient la cohésion d’une société ? Qu’est-ce qui nous fait tenir ensemble ?
Olivier Rey. Ce qui nous fait tenir ensemble, c’est le sentiment d’un destin partagé, c’est la conviction, consciente ou inconsciente, que ce qui nous lie est, aussi âpres les conflits puissent-ils être, plus important que ce qui nous sépare. Parmi les raisons qui ont été avancées pour expliquer la défaite d’Hillary Clinton contre Donald Trump, on a relevé que la candidate démocrate avait parlé aux femmes, aux minorités ethniques, à la « communauté » homosexuelle, à une quantité de groupes divers et presque jamais aux Américains en général. Emmanuel Macron a évité cette erreur. En même temps, lorsqu’il a dénié par exemple l’existence d’une culture française ou d’un art français, il a semble-t-il retiré toute consistance à l’idée de la France. S’il n’y a pas de culture qui transcende les multiples oppositions qui parcourent une société, celle-ci n’est plus qu’une réalité de circonstance, un agrégat précaire menacé de dissolution.
Les deux France qui se font face à présent, celle de Macron et celle de Le Pen, sont-elles réconciliables en l’état actuel ?
Olivier Rey. Macron va être élu et comme de coutume, une fois que les urnes auront rendu leur verdict, le nouveau chef de l’État dira qu’il entend être le président de tous les Français. Le consentement à le reconnaître comme tel, en application de la règle majoritaire, sera censé être unanime. Cependant, une grande partie des électeurs de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon (avec tout ce qui les sépare) auront du mal, en dépit de toutes les bonnes paroles, à ne pas se sentir nargués et floués. Certes, la difficulté à admettre la défaite n’est pas nouvelle. Mais ce qui se développe va au-delà des antagonismes sociaux habituels et menace, à terme, avec les contrastes territoriaux qui ne cessent de s’accroître entre « centres » et « périphéries », de conduire à de véritables sécessions internes. Des fractions grandissantes de la population se sentent dépossédées. Significatif est le fait que, contre la dynamique globalisante des dernières décennies, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, malgré tout ce qui les oppose, aient parlé l’un et l’autre de « rendre la France aux Français ». N’oublions pas que, selon les mots de Jaurès, la patrie est le seul bien de ceux qui n’ont rien.
Le mot « peuple » a-t-il encore un sens aujourd’hui dans une société individualiste et mondialisée et par ailleurs menacée par le communautarisme ?
Olivier Rey. Le mot « peuple » est ambigu. Il sert tantôt à désigner tout le monde (ainsi quand, en démocratie, on invoque le peuple souverain), tantôt les citoyens de base par opposition aux « élites ». Par ailleurs, la notion de peuple suppose que ses membres « présentent une homogénéité relative de civilisation » et soient « liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes » (définition du Trésor de la langue française). Choses qui ne sont nullement assurées au sein des grandes sociétés d’individus, ouvertes et en transformation permanente, que nous connaissons aujourd’hui. Comme l’a bien vu Pasolini, dans les pays « développés », il n’y a plus de peuples – mais des multitudes, agitées de mouvements divers. Quant au communautarisme, il n’est pas un remède à cet état de chose, mais l’une de ses pathologies – il ne signale pas la vitalité des communautés mais leur désintégration, palliée par une unité fantasmée. Des peuples peuvent-ils reprendre forme ? La question est posée.