Retrouver le sens du sacré. Redonner légitimité au spirituelle en l’homme. Le développement économique n’est pas le développement personnel

Publié le par Michel Durand

Serge Latouche, le "pape" de la décroissance

Serge Latouche, le "pape" de la décroissance

Serge Latouche, source de la photo

Proclamé par beaucoup comme « Pape de la Décroissance », Serge Latouche est l'un des principaux penseurs français de la décroissance, avec de nombreux ouvrages sur le sujet au compteur. Économiste de formation, il est un contributeur important du Mouvement antimilitariste en sciences sociales [MAUSS] et dirige depuis 2013 la collection « Les précurseurs de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin. Athée, il observe avec un intérêt critique l'Église catholique. lire la suite...

Je continue à rêver, me dira-t-on. Je souhaite une Église pauvre qui soit proche des gens les plus humbles. C’est, me semble-t-il, ce qui a provoqué mon intérêt pour l’Évangile, Jésus-Christ et pour le Père Antoine Chevrier alors que j’étais en classe de seconde ou de première au lycée technique des Frères des écoles chrétiennes à Clermont-Ferrand.

Les sociologues observent que les cadres de l’Église sont, aujourd’hui, surtout issus des classes urbaines aisées. Ils sont fortement instruits et ont pu exercer des professions dans de grandes sociétés. Ils connaissent de l’intérieur le monde des affaires et se montrent à l’aise dans une économie mondiale dominant les États qui s’avèrent de fait impuissants à réguler le libéralisme économique. Du reste ces jeunes cadres en perçoivent-ils les méfaits ? Ils me semblent plus aptes à manager l’Église invitant à bien tenir sa place dans la hiérarchie - savoir considérer son N+1 et son N-1, plus aptes à organiser les postes à tenir qu’à vouloir conduire une réflexion basée sur l’échange communautaire, collégiale où le plus petit pour qu’il soit certain d’être entendu et écouté, parle premier. Il en résulterait une décision ecclésiale, communautaire, plus que hiérarchiquement imposée.

Bref, une Église pauvre pour les pauvres qui prendrait les moyens de sa proximité avec celles et ceux qui sont très éloignés des décisions institutionnelles. Au XIXe siècle, Antoine Chevrier avait ce désir, comme je l’ai rappelé le 8 juin.

 

Je continue à rêver. Je souhaite une grande proximité avec les personnes rencontrées. Une vie communautaire, faite de partage, de prière, d’adoration du Créateur qui émane du sein de la communauté et non d’un pouvoir surplombant. Les objecteurs de croissance, chrétiens ou non, que j’ai rencontrés sur les pentes de la Croix-Rousse lyonnaise m’ont montré le chemin. M’ont rappelé la voie désirée par Antoine Chevrier. Une Église pauvre et simple. Une Église n’ayant pas peur de moyens modernes de communication, mais les utilisant sobrement. On dit actuellement que l’Église a besoin d’être réparée : réparons l’Église - sauver l’Église ! Je suis persuadé qu’elle sera de nouveau debout quand elle quittera les sphères du libéralisme (philosophique, politique et économique). Il y a encore du chemin à faire. Seulement, en lisant, par exemple, l’article de La Vie que je vous invite à lire ou relire, je me dis que l’espérance n’est pas vaine. L’Esprit saint passe par là. Serge Latouche, bien que se présentant hors de la foi, en donne les raisons. J’en ai plusieurs parlé dans ces pages :

une lecture de Laudato si *

Citoyen, consommateur ou producteur, épargnant, éducateur…, nous sommes interpellés ; se mettre en cohérence avec l’écologie intégrale = François Pillard, causerie au Prado le 14/11/2017, à la suite de Laudato si

 

 

“La société de croissance a provoqué une crise du sens”

La Vie, 6 juin 2019 - Interview Jean-Claude Noyé

 

Apôtre de la décroissance et économiste anticonformiste, Serge Latouche porte un regard critique sur le modèle productiviste, qui, selon lui, a « désenchanté le monde ».

 

La Vie. Le premier chapitre de votre livre s'attache à décrypter l'idolâtrie de l'économie. Celle-ci serait élevée au rang de religion...

Serge Latouche. C’est de plus en plus frappant ! Les Bourses et les banques ont remplacé les cathédrales. J'étais récemment à Francfort. Qu'est-ce qui émerge dans le ciel ? La tour de la Banque centrale européenne (BCE) et la Commerzbank Tower. Dans les grandes villes italiennes aussi, les gratte-ciel ont « effacé » les dômes, ainsi que les statues de la justice placées autrefois au centre des cités pour symboliser le rôle central du pouvoir politique en matière de justice sociale. Aujourd'hui, comme jamais auparavant, le pouvoir politique est à la botte du pouvoir économique et financier. Un exemple frappant en a été donné quand, après l'entrée en fonction de Barack Obama, en janvier 2009, le responsable de la banque Goldman Sachs est venu s'assurer auprès de lui de la garantie du sauvetage du système bancaire par les fonds publics (déjà accordée par Bush après la faillite de la banque Lehman Brothers en septembre 2008). Et l'a obtenue pratiquement sans contrepartie. Du reste, les hommes politiques s'illusionnent souvent quant à leur réelle marge de manœuvre.

La Vie. Vous pensez à qui ?

Serge Latouche. Prenez Aléxis Tsípras, le Premier ministre grec, et son ex-ministre des Finances, Yánis Varoufákis : tous deux ont réellement cru qu'ils pourraient mettre en place un nouvel ordre économique et échapper aux diktats de l'UE. La réalité les a rattrapés. J'ai moi-même rencontré Tsípras en octobre 2014. Je lui avais fait entendre que la mise en place d'une politique de sortie de l'austérité impliquerait de sortir de l'euro et probablement de l'Union européenne. Mais les Grecs ne voulaient pas d'un tel scénario. Pas plus qu'ils ne veulent de l'austérité, ce qui est contradictoire. Il n'est pas interdit de rêver que ce pays, s'il avait consenti à quitter le giron européen, aurait pu renoncer à la sacro-sainte poursuite de la croissance par la relance de la consommation. Les décroissants volontaires (par conviction idéologique) auraient pu s'allier aux décroissants par nécessité (contraints à vivre avec moins), dont le nombre n'a cessé d'augmenter au fil des coupes claires budgétaires imposées aux Grecs. Et, ensemble, inventer un autre modèle. Mais on ne refait pas l'Histoire.

La Vie. On retrouve déjà chez les Assyriens une « épure » du capitalisme, écrivez-vous. Qu'est-ce à dire ?

Serge Latouche. Les Assyriens instaurent le prêt à intérêt composé : à la fin de chaque année, l'intérêt simple, produit pendant l'année précédente, est ajouté au capital, cet intérêt produisant à son tour des intérêts. Bref : l'argent engendre de l'argent. Le capital produit du profit. Cette croissance virtuelle est la matrice de la société de croissance, son ressort le plus fondamental. Ce qu'il faut bien voir, c'est que la logique de profit implique certes la plus-value produite par l'exploitation de l'homme et de sa force de travail, mais aussi la prédation de la nature, avec recours massif aux énergies fossiles et l'exploitation effrénée des matières premières. Elle conduit, à terme, à la destruction de la Terre. Ce que Marx a ignoré.

La Vie. Dans votre analyse du processus historique qui conduit la sphère économique à asphyxier la sphère religieuse, vous soulignez que la Réforme est un moment clé. Pourquoi ?

Serge Latouche. Parce qu'elle bat en brèche la communion des saints, un dogme professé par les catholiques et les orthodoxes. En y renonçant et en mettant l'accent sur la responsabilité individuelle, les protestants ont détruit une importante matrice de la communauté humaine (chrétienne). Ils ont fait le lit de l'individualisme. Cette mutation franchit un niveau supplémentaire quand Bernard de Mandeville (1670-1733), protestant néerlandais qui a influencé Adam Smith, soutient dans sa Fable des abeilles l'idée que les vices privés font la richesse publique. « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l'être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens », écrit-il !

La Vie. Quelles sont les étapes marquantes dans l'édification de la société capitaliste de croissance ?

Serge Latouche. La naissance du capitalisme marchand au XIe siècle dans les villes italiennes est un moment clé. Mais ce capitalisme-là se développe au sein d'un monde féodal tout imprégné de christianisme, régulé par les valeurs évangéliques. Les riches se sentent une obligation de redistribution, de partage des biens au profit de la collectivité. Les prédations sur la nature restent limitées. Autre chose est le capitalisme thermo-industriel né avec l'invention des machines à feu (à vapeur) en 1834 et l'utilisation des énergies fossiles, le charbon, puis très vite le pétrole. Cette innovation, si lourde de conséquences, n'est pas assez prise en compte et analysée par les historiens, me semble-t-il.

La Vie. Des théologiens comme Raimon Panikkar ou Jacques Ellul ont décrit les « structures de péché » qui sous-tendent selon eux la logique productiviste. Les derniers papes font le lien entre crise écologique et crise spirituelle. Êtes-vous d'accord avec ce diagnostic ?

Serge Latouche. Pour moi, la crise écologique est d'abord la résultante de la dynamique propre à la société de croissance. Celle-ci désenchante le monde, elle a provoqué une crise du sens sans équivalent. Cette déréliction est liée intrinsèquement à un processus d'illimitation, d'abord éthique, comme on l'a vu, puis matérielle, jusqu'à l'absurde, et qui s'est imposé partout avec l'occidentalisation du monde au XXe siècle. Est-ce un projet prométhéen ? Oui, bien sûr, et il est déjà initié dès le XIIIe siècle par le philosophe Roger Bacon (1220-1292). On peut du reste en établir la généalogie jusqu'à aujourd'hui.

La Vie. Vous vous attardez sur l'encyclique Laudato si' du pape François et considérez qu'elle a une teneur fortement décroissante. Le pape prononce pourtant très peu le mot « décroissance » et lui préfère l'expression « développement durable »...

Serge Latouche. ... que j'ai toujours dénoncée comme un oxymore, une opération de green washing. Je maintiens pourtant mon jugement, car le pape dénonce la société du déchet qui fait de nous-mêmes des déchets. Il brocarde la poursuite absurde de la croissance, fait le lien entre exploitation de la Terre et exploitation des hommes, dénonce les puissances d'argent, etc. Et, ce qui est essentiel, met en cause notre approche tout extérieure de la nature comme d'un décor, d'un objet qu'on utiliserait sans autre respect...

La Vie. Un des arguments principaux opposés aux militants de la décroissance est que l'idée même de développement est inscrite dans l'homme et qu'elle structure l'Histoire. S'y opposer serait donc vain. Que répondez-vous ?

Serge Latouche. Qu'il ne faut pas confondre le développement économique et le développement personnel de l'homme, de ses potentialités. Tardive, l'idéologie du développement est héritée de la biologie évolutionniste de Darwin et de Lamarck. Elle a pris corps dans l'imaginaire du progrès. Et structure profondément la modernité. Comment dépasser cette dernière ? Cette question est une ligne de partage entre décroissants de droite et décroissants de gauche. En simplifiant, on pourrait dire que les premiers, comme Alain de Benoist, sont des antimodernes, quand les seconds, parmi lesquels je me classe, des postmodernes.

La Vie. Que proposez-vous pour réenchanter le monde ?

Serge Latouche. Il s'agit de retrouver le sens du sacré, de redonner légitimité à la dimension spirituelle de l'homme - cette spiritualité pouvant être totalement laïque. Les poètes, les peintres et les esthètes de toutes sortes, bref, tous les spécialistes de l'inutile, du gratuit, du rêve, des parts sacrifiées de nous-mêmes devraient retrouver leur place et ouvrir une voie vers ce qu'on pourrait appeler paradoxalement une transcendance immanente. L'art possède en effet la propriété quasi-magique de nous transporter dans un ailleurs insaisissable. Plus simplement, il s'agit de ressusciter la faculté d'émerveillement devant la beauté du monde. Beauté que le productivisme saccage par sa prédation et que le consumérisme s'efforce de détruire par la banalisation marchande. L'objecteur de croissance est aussi nécessairement un artiste. La décroissance doit être un art de vivre, un art de vivre bien, en accord avec le monde, un art de vivre avec art. On peut dire avec le prince Mychkine du roman l'Idiot de Dostoïevski que la beauté sauvera le monde. Mais encore faudrait-il que nous réussissions à sauver la beauté…

Entretien avec Jean-Claude Noyé

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