Je pense que le “tu” n’est pas le langage académique de la curie. Et le “nous” a fort à faire pour se protéger de l’emprise de l’Institution
Ma lecture de ces jours : Pape François, Un temps pour changer, viens, parlons, osons rêver… Lire la présentation qu’en fait cath.ch
Un temps pour changer.
Inimaginable ce récit ! Comment un homme vivant dans des palais XVIe ou XVIIe siècle peut-il avoir une telle connaissance de ce qui se vit maintenant dans le monde entier ? On l’imagine enfermé dans le luxe ancien derrière de hautes murailles ; il se montre curieux de tout. Rohingyas. « Aller aux périphéries de manière concrète… permet de toucher la souffrance et les besoins d’un peuple, mais aussi de soutenir et d’encourager les alliances potentielles qui se forment. L’abstraction paralyse, mais le fait de se concentrer sur le concret ouvre des voies possibles » (p. 25).
Voir. il faut voir de près. Toucher. Vivre avec. Être présent pour bien regarder.
Je me demande comment, dans un tel environnement de peintures, de sculptures d’un autre temps, il est possible d’avoir l’esprit ouvert à ce qui se vit aujourd’hui dans une ville ou une campagne qui n’a aucune proximité avec l’environnement du Vatican. Certes, il y a les voyages. Mais la plupart du temps se passe entre des murs et des jardins très Renaissance ou Baroque. François est là, dans des vêtements convenus, mais il a l’esprit ailleurs. « En parlant à des prêtres de bidonvilles pendant la pandémie, je leur ai demandé : comment une famille dans un bidonville peut-elle garder la distanciation sociale pour éviter la contamination ?… La crise met en évidence ces injustices. Que ferons-nous pour y remédier ? » (p. 32) C’est parce qu’il voit de ses propres yeux qu’il peut s’interroger et interroger.
Voir. Regarder. Un temps pour voir.
Afin qu’il en soit ainsi, tout en étant confiné dans notre bureau, nous devons avoir le désir, l’énergie de sortir, de voir ailleurs, de nous informer par tous les moyens possibles.
Jusqu’à maintenant j’ai parlé d’architecture qui, à mon avis, ne peut que conditionner l’appétit du regard. Seulement, il n’y a pas que les murs et les meubles qui nous entourent pour influencer l’attention. Il y a aussi les personnes qui vivent en ce lieu. Leurs habitudes, vêtements et manière de marcher, de parler, de saluer… culture enfermée dans des traditions d’un autre âge. François, dans son dialogue avec Austen Ivereigh, employant un « tu » familier se montre affranchi de toutes contraintes. « Si tu vas dans n’importe quel diocèse du monde, tu verras des femmes dirigées des départements, des écoles, des hôpitaux et beaucoup d’autres organisations et programmes » (p. 104). Tu verras ! Tu ferras, après un réel discernement, dans lequel intervient le nous. Nous étudions comment « nous pouvons surmonter certaines des ruptures et des divisions dans notre société pour construire la paix » (p. 105-106).
Je pense que ce « tu » n’est pas le langage académique de la curie. Et le « nous » a fort à faire pour se protéger de l’emprise de l’Institution. François s’est en effet affranchi du poids de la tendance autoritaire descendante, pyramidale. Il s’en explique simplement quand, sur le mode de la libre conversation, il développe sa pensée à propos de ce qu’il appelle « la conscience isolée » (p.106 et suivante) et à propos de sa façon d’aborder les synodes (p.122).
Hors académisme universitaire
Effectivement, avec ce livre nous ne sommes pas dans le genre littéraire d’une thèse de théologie où toutes les parties sont minutieusement introduites et conclues par des paragraphes qui explicitent le processus de la réflexion. François parle d’abondance de cœur. Il expose son métier de pape tel qu’il le ressent sur le moment. Les idées, les souvenirs lui viennent spontanément et s’organisent tant bien que mal.
J’avoue que cette spontanéité m’a quelque peu perturbé dans les premières pages. Après, je m’y suis fait. Il m’a suffi de me laisser porter par une parole abondante, de me glisser dedans comme cela se produit ordinairement dans une conversation entre amis.
À ce sujet, si cela était possible, j’aimerais bien rencontrer Mgr Robert Sarah et discuter avec lui du genre littéraire d’un tel livre écrit par le successeur de Pierre. J'imagine qu’il ne doit pas aborder ce texte avec bon pied, bon œil. Le passage « contradictions et contrapositions » est d’une grande importance et vraiment d’actualité. À relire plusieurs fois et à lire avec d’autres : « Guardini m’a donné un aperçu saisissant de la manière de traiter les conflits, en analysant leur complexité tout en évitant tout réductionnisme simplificateur : il existe des différences dans les tensions, qui s’éloignent les unes des autres, mais toutes coexistent dans une unité plus grande » (p. 118).
Tel est le temps du discernement, temps indispensable pour bien choisir la tâche à accomplir. Il est agréable et fructueux d’en discuter autour, d’un café, d’une tasse de thé ou d’une bière, selon la saison.