Désormais (17 ans), je dis que je choisis ma vie au service de Dieu. Je ne la choisis pas pour le calme, la vie de prêtre n'est pas calme
Journal d’adolescence, suite. Ici, page précédente.
20 août 1959
Parlons aujourd’hui de Dieu.
M’a-t-il appelé ? Au début de ce désir plutôt mystérieux, car inexplicable, je refusais d'entendre cette voix divine. Il ne fallait en effet quitter toutes choses terrestres cela se conçoit. Il me fallait aussi renoncer à la profession d'architecte qui me plaît énormément. Il me fallait renoncer à toute richesse, à tout bien loyalement amassé par papa. Et que dirait celui-ci si je lui disais que je ne veux pas prendre sa succession, que je ne veux pas profiter et me servir de tout ce qu'il a préparé pour moi ? Car, si je n'étais pas sur terre papa ne travaillerait pas autant qu'il le fait. Il me le dit et je le crois. J'avais donc peur de refuser son offre, son cadeau fruit de ses peines. Cette peur je l'ai eu jusqu'à la venue de Pierre. Pierre, le fiancé de ma sœur est là. Pierre et Claude se sont rencontrés fortuitement dans le tramway. Pierre est architecte. C'est la providence de Dieu qui souffle sur leur union et sur notre famille. Je vois en ce mariage la main de Dieu. Cette main qui, donnant un Pierre architecte, m’enlève toute peur d’offenser papa en lui refusant son présent. Car le refus que je lui adresserai pourra être récompensé par la présence de Pierre. Pierre, je te souhaite la bienvenue, tu me libères de toutes mes attaches terrestres. Je suis maintenant libre, je peux aller vers le Seigneur sans craindre la perte du travail de papa. Pierre, je te crois heureux, car Dieu te surveille. Pierre, je suis heureux, car Dieu me dirige. Dieu est là et il est tout ; cela serait lâche qu'il ne soit pas tout. Je peux aller vers le Seigneur ; mais, m’a-t-il appelé ?
29 août 1959
Si Dieu m'appelle, je dois me préparer à son appel. Je dois éviter ce que le naturel me demande et prier beaucoup. Comme je veux garder secret l’appel de Dieu, mon entourage serait surpris et même inquiet de me voir agir de la sorte. Il ne comprendrait pas pourquoi je refuse d'aller danser. D'autant plus qu'ils savent que j'aime beaucoup les « surprises-partis » et leurs folies. Je pense qu'il m'est donc impossible de me rendre en semaine à la messe bien que l'envie m’est quelquefois forte. Pour les soirées, j'ai suivi les autres, j'ai répondu à leurs invitations. Pourrais-je faire autrement sans les choquer ? C'est ainsi que j'ai été danser cinq fois durant les vacances. Cela est trop à mon avis ; je ne suis pas la voix de Dieu en faisant ainsi ; les faits ne sont vraiment pas compatibles. Mais aurais-je pu faire autrement sans dévoiler mes idées ? Pourquoi cacher à ma famille ? J'aurais pu me donner plus facilement à Dieu s'ils avaient su.
Pour la partie religion, je ne suis absolument pas satisfait. Je m'étais promis de passer au minimum un jour à l'abbaye de sept Fons. J'avais le temps en juillet, mais je n'ai pas osé demander la permission. J'avais le temps en septembre, mais je n'ai pas eu le courage de demander l'autorisation de partir. Pourtant je souhaitais de me rendre à Sept Fons ; j’aurais pu aussi affirmer ma vocation et me la prouver.
Je dois conclure que ma vie durant ses vacances n'est pas une vie exemplaire, elle n'est pas celle d'un homme désireux de se faire prêtre. Je dis exemplaire, car je ne dois pas me nier que personnellement, dans le privé, je passe au possible chaque jour un moment avec Dieu. Je ne saurais dire combien de temps. Durant ces moments je me livre à la méditation, à la prière puis à la conversation silencieuse. Je dois me dire que l'esprit de Dieu et le mien se rencontrent assez souvent dans une journée même au cours d'une « surboum ». Mais est-ce suffisant ? Non pour être prêtre. Mais puis-je faire plus si je veux conserver un contact avec les autres ?
3 septembre 1959
Durant les vacances notre esprit et notre corps se laissent facilement noyer dans l'ennui. Pour lutter contre ceci, j'ai employé l’action ; je me suis efforcé à une vie intense. Et bien, même avec ce moyen, mon esprit prend des tendances au farniente. Je ne me sens plus avec l’envie de lire ou de réfléchir. Je n'ai plus le courage d'entretenir les contacts avec les camarades. Il faut remarquer cependant que cette lassitude n'est pas excessive et que, avec un peu de volonté, j'arrive à me dominer. Si je fais cette remarque, c'est plutôt à cause d’un camarade qui lui n'a rien entretenu de ses facultés et qui maintenant se voit éloigné de tout courage pour réfléchir. C'est lui-même qui me l'a dit.
10 septembre
Le 7 juin de cette année je me suis posé la question suivante :
Dois-je faire une vie qui me plait, une vie à mon goût, c'est-à-dire une vie d’artiste ? Je trouverais une vie d'artiste en étant architecte, en créant, ce qui fait vibrer tout mon être de bonheur. Où dois-je accomplir ma vie au service de Dieu, dans le calme et la prière, loin de toutes les joies terrestres ?
Interrogation à laquelle je réponds avec, bien sûr, toute réserve.
Qu'est-ce qui me permet de faire cette réponse ? Mon existence extérieure ne fut pas exemplaire pour la religion. Je n'ai pas multiplié les lettres à Raymond qui me porte conseil. Je n'ai pas multiplié les visites à l'abbé pour recevoir ses conseils et j'ai eu tort. Mais je remarque que la longueur du temps, l'attente en un mot, et la prière font plus que n'importe quel enseignement. Si bien que durant ces deux mois et demi où je ne priais qu’en secret, l’appel de Dieu s'est considérablement affermi. Il s'est beaucoup plus affirmé que durant le dernier trimestre de l'année scolaire.
Aussi puis-je dire que maintenant, je choisis ma vie au service de Dieu. Je ne la choisis pas pour le calme ni dans le calme, car j'en ai horreur et la vie de prêtre n'est pas calme. Mais je la choisis dans la prière et loin des joies terrestres. Je la choisis au service de Dieu à travers les autres (ce qui ne fut pas pensé le 7 juin).
15 septembre
Pourquoi Brigitte B. m'a dit dimanche dernier que j'avais une tête de curé ? Pourquoi sa sœur parut gênée par cette parole ? Je me suis bien défendu en disant que l'apparence extérieure n'avez rien de vrai et ne me montrant pas embarrassé, je n'ai rien trahi. Peut-être faisant suite à une discussion qui frisait l'Évangile et que j'ai eue avec Monsieur B. Ils en ont déduit mes tendances, car à cette conversation je me suis, par le sujet (se dévouer pour l'humanité en dépit de l'ingratitude des profiteurs) dévoilé comme étant pour le dévouement. Tout ceci n'est que supposition stupide. La parole de Brigitte n'est que le hasard. Mais ce hasard m'occupe beaucoup.
17 septembre
Les choses vont mal et j'en suis fautif, je pense. Tout débuta à cause de mon impatience. J'étais fatigué de mentir alors que je parlais de ma situation future. J'en avais marre de laisser mes parents chercher, peiner, calculer pour me faciliter au possible mon avenir. Comme je ne comprenais pas très bien pourquoi il m'a été recommandé de ne rien dire à mes parents au sujet de l’appel de Dieu, j'ai lâché le morceau. J'ai commis en effet cette grosse erreur qui est celle d'affirmer un fait, ma vocation, sans en être sûr. Ce que j'ai dit n'a fait que les inquiéter, les ennuyer au point de leur donner des soucis inutiles. Papa bien sûr a constaté que ses projets sur mon avenir tombaient à l’eau. Il a même parlé de quitter le bureau de Paray et celui de Bourbon en disant qu'il n'était pas utile qu'il se fatigue vu que je ne me servirai pas de ce qu'il m'a préparé. Mais cette réaction est normale pour un être qui travaille en grande partie pour ses enfants. Il fallait un jour ou l'autre qu’il apprenne ceci et il est peut-être préférable qu'il l’apprenne maintenant. Quoique, qu’il soit stupide de ma part d'avoir ennuyé papa pour une chose qui ne se produira peut-être jamais. Je le plains mon père ; lui qui espérait tellement en mon aide. Dans la profession d'architecte, il n'y a pas de retraite suffisante. L'architecture suit la mode, l'actualité. En prenant de l'âge, cela se conçoit, l'architecte perd les clients, car il ne plaît plus. Et en général l'architecte, comme l'artiste a une fin désagréable, pénible.Papa l’a constaté chez des confrères ; il a constaté pour son père ce qui est plus dur.
Afin d'éviter cette mauvaise période, papa a souhaité et m'a souvent demandé que je prenne sa succession. C'est un avantage pour mon propre sort, car je trouve une place toute chaude et c'est aussi un avantage pour lui, car il ne tombera jamais dans l'oubli ou l’infortune. Étant présent j'apporterai ce petit rien de moderne qui suffirait à conserver la clientèle. Je lui apporterai du travail, car je suppose que même lui ayant pris sa place, papa ne pourra pas s'empêcher de travailler. Papa comptait fermement sur mon aide. Il croyait jusqu'à maintenant que je lui rendrais service ; il en était certain. Je lui ai stoppé toute illusion en lui disant non, en lui disant que je ne l'aiderais pas. Voyez sa déception : n'aurait-il pas préféré que je l’aide ? Certainement et il me l'a prouvé au cours de la conversation qui fait suite à la déclaration.
J'ai profité du moment le plus favorable pour parler, c'est au dîner. J'ai profité également du sujet sur lequel tout le monde parlait et je dois dire que je n'avais aucune intention de me dévoiler en me mettant à table. Pourquoi avoir parlé?
J'ai commencé à inquiéter mes parents en leur disant que le différend qu’il y avait entre eux et moi n'était pas comme il le croyait dans le modernisme ou dans l'actualité (les parents sont des croulants ce que je ne dis pas et ce qu'ils croient que je dise), mais dans la religion. Je suis dans le fond orgueilleux en soutenant cette différence dans la religion. Je considère bien mal mes parents ; en disant ceci, je veux dire qu'il pratique mal et que moi je pratique bien la religion. Il est vrai que papa ne fréquente pas l'église chaque dimanche, mais est-ce une preuve ? Je ne peux pas savoir ce qu'il y a dans le cœur de mes parents, je ne peux pas juger quels sont leurs rapports avec Dieu ; je ne peux donc pas savoir si vraiment il y a un différend de religion entre mes parents et moi. Et pourtant je le crois. C'est ainsi que je me dis que si mes parents étaient plus religieux, j’aurais moins de peine à communier le dimanche, à me rendre aux offices en semaine.
Mes paroles ne furent pas entièrement prises au sérieux, elles ne le furent même pas du tout. J'ai 17 ans, je ne suis pas capable de savoir si vraiment Dieu m’appelle, m’a tondit plusieurs fois. « Tout le monde a ses envies : ce sont des marottes passagères ». « Moi-même, me dit maman, j'ai eu envie de faire religieuse ». « Moi-même, me dit papa, j'ai eu envie de faire curé et vois quel curé j’aurais fait ». Par la suite papa m'a démontré que ma vocation ne pouvait être vrai, car, m’a-t-il dit « il n'y a personne dans ma famille qui en aurait été capable ». « Il faut, dit-il, avoir le tempérament pour être prêtre et tu ne l'as pas, car ni ta mère ni moi ne l’avons. : c'est dans le sang ». À ceci j'ai répondu que je n'y croyais pas, que ce n'était pas vrai. « Mais tu traites ton père d'imbécile répliqua maman ». Que je ne sois pas sûr d'être appelé par Dieu, cela est possible ; mais que je ne sois pas capable d'être prêtre cela est une autre histoire, en étant appelé par Dieu.
Mes parents ne sont pas contre moi ; ils veulent, et cela est normal, ils veulent ou plutôt ne veulent pas avoir un mauvais prêtre comme fils. C'est à ce moment que tous les exemples de mauvais prêtres défilèrent à mes oreilles. Je suis d'après eux en voie de faire un mauvais prêtre. Je ne suis pas assez pieux, je devrais me rendre à la messe en semaine, communier plus souvent que je ne le fais.Je ne devrais pas danser. (Je sais que je ne devrais pas danser, mais puis-je choquer les autres en me retirant deux ?)
Papa chercha à comprendre ce désir et il me demanda si ce n'est pas par jalousie que je veux me faire prêtre. Par jalousie pour Pierre qui risque de prendre ma place auprès de papa. Je réponds que non puisque je considère la venue de Pierre comme étant de la Providence.
Puis viennent les filles.On m’explique que si maintenant je n'ai pas de désir auprès d’elles, cela peut se réveiller d'un seul coup et que je ne pourrais rien pour lutter. Je ne suis pas d'accord et je me dis que les prêtres eux-mêmes ont eu ses désirs et qu'ils ont lutté. Mes parents ont tendance à dire que les prêtres n'ont pas ces désirs. J'ai plus de satisfaction à causer à une fille qu’à un garçon ceci est bien une marque d’envie, ce qui est naturel.
Sur ces mots, la conversation prit fin. On m'a promis de me laisser libre. Ce que je n'avais pas l'air de croire me disent-ils. Avant de se retirer, maman m'a donné quelques autres conseils. « Quoi que tu fasses, me dit-elle, il faut travailler uniquement pour tes bacs ». Je lui ai répondu que je chercherai en même temps si Dieu m'appelle vraiment.
Je ne sais pas, à vrai dire, ce que mes parents me conseillent, car il y a beaucoup de choses contradictoires. Ils me disent qu'à 17 ans je ne suis pas sûre de ma vocation, et c'est vrai, mais ils me déconseillent de chercher. Je ne comprends pas leurs réactions, leurs paroles qui étaient bien embrouillées.
Mes parents étant dans leur chambre, je demeure seul avec Claude. Je lui demande si je n'ai pas fait des conneries : « non me dit-elle, mais tu traites tes parents d’imbéciles ». Il est surement vrai que je l'ai traite d'imbéciles puisque je ne crois pas la moitié des choses qu'ils m'ont soumises. Je ne veux pas être un fils de ce gabarit. Que dois-je faire ?
Cette conversation a mis le doute dans ma vocation. Plus que jamais, plus fortement, je me demande maintenant si Dieu m'appelle vraiment.