Ancel, dans l'enseignement, aimait le dialogue : « la scolastique demande une collaboration entre professeur et élèves. Plutôt conversation que cours
Alors que je travaille à une exposition destinée à faire connaître Alfred Ancel - j’en ai déjà parlé - je souhaite aujourd’hui donner à lire une page de l’ouvrage d’Olivier de Berranger à son propos.
On voit le Père Ancel présent dans le dialogue avec des militants communistes, avec des jeunes de la JOC. Nous ne devons pas oublier qu’il était un fin orateur et un vrai professeur de philosophie. Et la théologie ne lui était pas étrangère même s’il ne fut jamais théologien ou professeur de théologie. Ses actions pastorales en sont imprégnées.
Olivier de Berranger, Alfred Ancel, Un homme pour l’Évangile, 1898-1984
Pages 46-47
Une démarche spirituelle
Soutenance de thèse de doctorat en théologie
Il y a un fait qui marquera l'itinéraire d'Alfred Ancel dans le monde ecclésiastique, et ce fait lui permit d'atteindre comme un sommet dans la trajectoire élitiste qu'on a signalée. La notoriété de sa famille, qui pouvait, dans une audience mémorable, présenter au Saint-Père trois de ses fils en soutane, n'y était d'ailleurs pas pour rien. En effet, le 17 mai 1924, cas unique dans les annales romaines, au Musée lapidaire du Vatican, longue galerie aux murs gravés d'inscriptions antiques, et face à Pie XI assis au fond sur un fauteuil surélevé, l'abbé Alfred Ancel, debout devant neuf cardinaux, et de profil par rapport à un nombre imposant d'évêques, de professeurs et d'étudiants assis sur plus de trois cents bancs, défendit sa thèse de doctorat en théologie. Il fut tour à tour interrogé par le cardinal Billot sur « la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie », le cardinal Laurenti sur « le primat juridique confié par le Christ à saint Pierre» et enfin le cardinal Sincero sur « les distinctions de substance et de relations dans le mystère trinitaire ».
Le chroniqueur du Séminaire rendit compte de l'événement, éperdu d’admiration : « Imperturbable à l'attaque et prompt à la riposte, le soutenant n'est pris à l'improviste sur aucun point. Il distingue ici, définit là, riposte encore, répond toujours, etc. » Tant et si bien qu'à la fin, « satisfait d'être vaincu », le cardinal Sincero se lève et se tournant vers le Pape, s'écrie « Beatissime Pater, peto pacem, très Saint-Père, je demande la paix ». Pie XI se lève à son tour, félicite les professeurs de la Grégorienne, en ce jour où l'on célèbre justement le centenaire de la restitution du Collège romain à la Compagnie de Jésus, appelle par deux fois le jeune prêtre « le héros de la journée »... Il n'y a plus qu'à baisser le rideau. Quant au contenu des syllogismes, rien que de très orthodoxe on s'en doute ; le brillant lauréat obtint son doctorat « summa cum laude ». Et un tableau immortalisa l’événement.
Avec le livre d’Antoine Chevrier
Il y a un autre fait, inaperçu à l'époque, qui a marqué plus encore la vie d'Alfred Ancel. Sa mère, lorsqu'elle était venue à Rome à l'occasion de l'audience familiale, avait apporté pour son aîné un livre paru à Lyon en 1922. Son titre était : « Le prêtre selon l'Évangile, ou le véritable disciple de Notre Seigneur Jésus-Christ. » Et son auteur : Antoine Chevrier, prêtre, fondateur du Prado. Seuls les amis proches du jeune prêtre, Émile Guerry ou Gabriel Garrone, ne tardèrent pas à être mis au courant de ce second événement. Il arrivait même qu'enthousiasmé par son nouveau livre, Alfred Ancel en lise l'un ou l'autre passage à quelques séminaristes rassemblés dans la cour devant la Tutela Domus, statue de la Vierge protectrice de l'établissement.
Le témoignage évangélique de l'humble prêtre de la Guillotière frappa tout de suite Alfred Ancel. C'est que celui-ci n'était pas seulement un étudiant à l'aise dans le monde des idées. Il n'avait pas oublié la profonde expérience de l'absolu qui l'avait saisi au cours de sa retraite de fin d'études. Il avait eu aussi l'occasion de creuser un attrait naissant pour l'Évangile en 1918, lorsque obligé de se reposer à l'hôpital après son opération à l'œil, il avait lu la célèbre Vie de François d'Assise par le Danois Jœrgensen. Comment n'aurait-il pas noté la similitude de résonance entre le message du Poverello et celui d'Antoine Chevrier ? Chez ce dernier, l'attrait pour l'Évangile s'unissait à l'idéal d'un sacerdoce vécu en disciple du Christ.
Olivier de Berranger
Pages 94-96
Un professeur apprécié
Alfred Ancel avait passé son doctorat de philosophie scolastique à l'Université Grégorienne le 18 juin 1920. Reçu avec la mention très bien (summa cum laude), on ne s'étonne pas de le retrouver professeur de philosophie au Séminaire du Prado dès 1928. Les anciens de cette époque se souviennent encore de ses vingt thèses thomistes énoncées avec clarté dans un latin qui, pour n'être point celui de Cicéron, exigeait cependant pour quelques-uns de longues séances de reprise. Le Père Ancel se faisait en effet un point d'honneur de suivre les directives romaines pour les séminaires. Mais il donna toute sa mesure dans l'enseignement de la philosophie aux Facultés catholiques de Lyon où le recteur, Mgr Fleury Lavallée, l'appela dès octobre 1932. Jusqu'en 1943, il devait y donner, écrira le cardinal Gerlier, « un enseignement vivant et profond qui conquiert la jeunesse étudiante, et dont l'excellence procédait tout à la fois de la loyauté intellectuelle du maître, et de son souci constant de toucher les âmes ».
Le Père Ancel qui, déjà absorbé par diverses tâches, devait le plus souvent travailler la nuit à la préparation de ses cours, obtint un réel succès auprès de ses auditeurs. Combien, tel un Henri Lugagne par exemple, devenu évêque de Pamiers, s'en souviendront encore avec plaisir plusieurs décades plus tard... Il n'y avait pas que les élèves des cours de philosophie à s'en souvenir, car le Père Ancel donna aussi deux grandes conférences publiques, plusieurs fois rééditées en petites brochures : l'une, en 1941, sur « Dieu à la lumière de la raison », et l'autre, en 1942, sur « L'homme à la lumière de la raison ». Leur influence déborda nettement le cadre lyonnais et universitaire. Mais ses conférences révélèrent surtout un orateur. Et là se trouve d'abord la raison du succès des cours eux-mêmes. Le Père Ancel ne lisait jamais un texte d'une voix neutre et indifférente à son auditoire. Il cherchait à rejoindre ses interlocuteurs comme s'il voulait entrer en conversation amicale avec chacun d'eux. C'est cela qui séduisait ses étudiants, tout comme le peuple chrétien des paroisses qui écoutait ses homélies, ou les jeunes filles assidues aux retraites qu'il prêchait. Toutes proportions gardées, on peut dire de lui ce qu'un Mgr Blanchet écrira d'un homme qu'Alfred Ancel a lui-même reconnu comme un maître en philosophie, Auguste Valensin : « Pour lui la pensée doit être communiquée et ne pas redouter l'épreuve du dialogue (...). Nulle connaissance n'est à ses yeux bien maîtrisée dont le premier venu ne puisse faire son profit .»
Un livre volumineux parut longtemps après que son auteur eût cessé ses cours, sous le titre de Métaphysique générale. L'ouvrage fut salué dans de nombreuses revues spécialisées et obtint quelques élogieuses recensions, mais n'eut pas l'écho qu'avait eu en son temps La Pauvreté du Prêtre. Certains y virent surtout « un magnifique recueil de définitions et de thèses philosophiques ». Bien des professeurs de séminaire, qui ne bénéficiaient pas toujours d'une préparation suffisante pour leur fonction, en firent leur manuel de prédilection. Mais, plus encore que La Pauvreté du Prêtre, ce livre au sujet austère souffrait d'un grave problème de rédaction, puisqu'il reproduisait, en une compilation hâtive, des notes d'élèves, comme le Père Ancel s'en expliqua dans la préface. On peut imaginer qu'au début des années 50, le Père Ancel avait encore moins le temps qu'au moment de la guerre de reprendre à nouveaux frais cet ouvrage. Les références imprécises aux auteurs consultés laissent insatisfaits les lecteurs qui se sont tenus au courant des progrès de la pensée en philosophie, y compris le thomisme. C'est l'une des raisons pour lesquelles ce livre ne resta guère sur les rayons des bibliothèques personnelles et prit même assez vite de la poussière sur ceux des bibliothèques des grands séminaires.
Dans ces conditions, faut-il donc en parler, demandera-t-on? Il nous a semblé que oui. En effet, si l'on veut se situer du point de vue d'Alfred Ancel lui-même, le fait qu'il ait, malgré tout, entrepris la publication de ce livre en 1952-1953 prouve que, bien qu'il en reconnût les limites sérieuses, il en jugeait toujours la valeur justifiée. Ce livre est donc l'état de sa pensée philosophique au moment où il a atteint la pleine maturité de son âge. D'ailleurs, les notes assez nombreuses qu'il prit quand même le temps de rédiger dans le calme de La Roche au cours de l'été 1952, si elles indiquent ici et là tel ou tel complément qu'il eût été nécessaire de développer, sont surtout intéressantes parce qu'elles confirment une synthèse d'ensemble. C'est donc à partir de ce document, pris comme tel, qu'on peut se faire une idée de la cohérence intime des idées qui ont animé le Père Ancel toute sa vie.
Quel que soit en effet l'intérêt des autres sources qui existent pour connaître sa pensée - notes non publiées ou articles divers parus entre 1932 et 1950 - ce livre est pour l'essentiel le fruit d'un enseignement fondamental s'étalant sur plus de dix ans. On doit dès lors en conclure qu'il existe des relations très profondes, quoique cachées aux témoins de la seule action de cet homme, entre la pensée qu'il y a développée et tout le champ de ses activités ultérieures. C'est même, croyons-nous, à la condition de saisir un tant soit peu le ressort de la pensée qu'on peut se permettre de fonder, de manière critique, l'appréciation que l'on porte sur les activités. Sans doute, comme l'écrira l'un de ses censeurs les plus bienveillants, qui compare en 1954 le Père Ancel à Saint Bonaventure devenu ministre général des Frères Mineurs puis évêque : « N'y a-t-il pas quelque inconvénient à poser des questions à un philosophe qui n'a plus le loisir de philosopher ? » Mais il faut répondre qu'Alfred Ancel, même dans l'enseignement, aimait avant tout le dialogue, ainsi qu'il le répétait à ses étudiants le 6 décembre 1932 avant de commencer un cours de Théodicée : « Il me semble que la scolastique demande une collaboration étroite entre professeur et élèves. Objections, demandes d’éclaircissements : plutôt conversation que cours. »
C'est dans cet esprit que nous voulons entreprendre ici une petite réflexion sur le contenu de la Métaphysique générale, et aider un peu par là, peut-être, à comprendre le dessein d'une existence.