Tibhirine : le dernier survivant témoigne

Publié le par Michel Durand

Un article à lire : Nicolas Ballet, journaliste, le Progrès.

Frère Jean-Pierre Schumacher a accepté de témoigner pour « Le Progrès », quinze ans après l’enlèvement de sept moines français à Tibhirine, près de Médéa, et leur exécution en Algérie. Il avait échappé au rapt et il est aujourd’hui, parmi les trappistes qui étaient installés à l’abbaye, le dernier survivant et témoin direct de ce drame.Tibhirine.jpg

Entretien réalisé par Nicolas Ballet le 20 mars 2011.

 

 « Allô ? Je vous ai fait attendre... » s’excuse, prévenant, le frère Jean-Pierre Schumacher, pourtant ponctuel au rendez-vous. Ce 4 mars 2011 au matin, il nous a accordé un entretien exceptionnel d’une heure au téléphone. Il se trouve au monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Midelt, dans les montagnes du Maroc.

C’est là que le moine s’est replié après le drame de Tibhirine, dont il est, à 87 ans, le dernier survivant. Le 26 mars 1996, sept trappistes français dont il partageait l’engagement, avaient été enlevés dans l’abbaye d’Algérie, avant d’être assassinés, en pleine guerre civile. Frère Jean-Pierre avait échappé à l’enlèvement avec frère Amédée, depuis décédé.

 

Pourquoi avez-vous accepté de nous livrer votre témoignage ?

C’est un devoir de faire connaître cette histoire. Peut-être est-ce pour cela que le Seigneur m’a gardé en vie. Je souhaite, entre autres, répondre aux questions que les gens peuvent se poser. Ce qui s’est passé est l’œuvre de Dieu. Il ne serait donc pas délicat de le cacher. Je parle pour la mémoire de mes compagnons et parce qu’il serait beau que leur expérience soit connue, aimée…

 

Ressentez-vous de la tristesse à l’approche du 26 mars ?

La mort des frères nous avait bouleversés et je ne peux oublier ces événements traumatisants. Mais il ne s’agit pas de tristesse, non. À Fès, au Maroc, où nous nous étions repliés après le drame, nous avions réagi en disant : « Nous ne célébrerons pas une messe en noir ou en violet (couleur du deuil - ndlr), mais une messe en rouge (couleur des martyrs) ». Nous sommes heureux de renouveler le souvenir de ces vies offertes pour Dieu et pour l’Algérie, dans la joie et la reconnaissance. Le 26 mars sera pour moi un moment de recueillement encore plus profond.

 

Où étiez-vous la nuit de l’enlèvement ?

Il était 1 heure du matin, nous étions tous couchés (à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine). Le frère Christian, le frère Luc, le frère Amédée et moi-même, étions en bas du monastère. Les cinq autres se trouvaient à l’étage. Comme j’étais portier, je dormais seul à la porterie (logement du frère portier). Je me suis réveillé au bruit de voix devant le portail de la porterie. Je me suis dit : « Les maquisards (nous les appelions « les frères de la montagne ») sont là, sans doute qu’ils veulent des médicaments ou voir le docteur ». J’attendais qu’ils frappent au portail pour que je me manifeste. Mais ils continuaient de discuter dans le jardin et je trouvais ça curieux.

 

Qu’avez-vous fait alors ?

Je suis allé voir à la fenêtre, qui donnait sur le mur de clôture du monastère, pourvu d’une petite porte. Au moment où je regardais, j’ai vu quelqu’un entrer par cette petite porte : il portait une kalachnikov et avait la tête enturbannée. Cet individu est allé en direction de ceux qui parlaient devant le portail puis est entré en direction du lieu où dormait le frère Luc, le médecin. Je me suis demandé si ce n’était pas pour voir directement le frère Luc, qui laissait toujours sa porte ouverte la nuit, car il avait de l’asthme.

 

Aviez-vous peur ?

Peur non, pas vraiment. Mais je n’étais pas très tranquille. Je pensais qu’ils étaient venus pour demander un service.

 

Et ensuite ?

J’ai entendu dehors une voix qui demandait : « Qui est le chef ? » C’était la voix de Christian (de Chergé), le prieur de notre communauté. Alors je me suis dit : « C’est sûrement Christian qui a ouvert le portail pour entrer en relation avec leur chef ». S’il est avec eux, « ça va » ». Quelqu’un du groupe que je ne voyais pas a alors répondu à Christian : « C’est lui le chef, il faut lui obéir ». Ce ton impératif m’a surpris : je le trouvais anormal.

 

Pourquoi n’êtes-vous pas sorti ?

J’aurais pu sortir, cela aurait été normal vu ma fonction de portier de nuit, mais comme Christian était avec eux, j’ai pensé : « Il se débrouille mieux que moi en arabe et il leur donnera ce qu’ils veulent… »

 

Vous les avez vu partir ?

Au bout d’un quart d’heure - il était 1 heure et demie du matin -, j’ai entendu le bruit de la porte qui donnait sur la rue se fermer. J’ai pensé que Christian avait donné à ces gens ce qu’ils demandaient, et qu’ils venaient de s’en aller. Je me suis recouché... Peu après, on a frappé à ma porte. C’était le frère Amédée accompagné d’une personne qui logeait à l’hôtellerie du monastère... « Sais-tu ce qui vient de se passer ? » me dit Amédée. « Les frères ont été enlevés, nous sommes seuls tous les deux, toi et moi ». Il venait de visiter les chambres qu’il avait trouvées en désordre. Les frères n’y étaient plus. Moi-même, je ne m’étais rendu compte de rien, n’ayant entendu aucun passage de personnes dans le couloir devant ma porte. Le seul bruit que j’ai entendu est celui de la porte donnant sur la rue se refermer. Les ravisseurs avaient dû sortir du bâtiment par la porte de derrière la maison pour emmener les frères, en contournant la chapelle. C’était la fin de la vie en communauté.

 

Pourquoi les ravisseurs ne sont-ils pas venus vous chercher ?

Mohamed, le gardien du monastère, m’a raconté par la suite que les ravisseurs étaient d’abord venus chez lui en lui donnant l’ordre de les amener auprès du frère Luc. Quand l’un des ravisseurs lui a demandé : « Ils sont bien sept ? ». Il a répondu : « C’est comme tu dis ». Mais nous étions neuf moines. C’est sans doute la raison pour laquelle Amédée et moi-même avons été laissés, car une fois le nombre sept rassemblé, ils ont quitté le monastère sans le fouiller. Mais nous ne pensions pas qu’ils avaient l’intention de les tuer. On croyait que c’était pour les utiliser pour quelque chose. Il y avait le danger inhérent au couvre-feu et les difficultés d’emmener en pleine nuit un tel groupe, dont certains étaient âgés ou malades.

 

Qui a pu enlever les moines et les exécuter ?

Je me demande… Mohamed, le gardien du monastère m’a raconté - lors d’une rencontre ultérieure- qu’il avait lui-même été arrêté et contraint de conduire les maquisards vers les chambres des frères. L’un des ravisseurs avait donné l’ordre à l’un de ses « collègues » : « Va chercher une ficelle, il va voir celui-là ce que c’est que le GIA. » Il voulait l’égorger, lui, le gardien. Cette parole permet de penser qu’il s’agissait effectivement d’un groupe du groupe islamique armé (GIA). Le gardien a réussi de justesse à leur échapper et à s’enfuir pour se cacher dans le jardin.

 

Avez-vous une intime conviction ?

C’était un groupe du GIA d’après les indications données par le gardien, mais ce groupe a pu être télécommandé par quelqu’un, selon des « on-dit ».

 

Télécommandé par qui ?

Je n’aime pas répondre à cette question car je n’ai aucune donnée certaine.

 

Vous pensez qu’un jour, on saura la vérité ?

On espère bien, mais quand ?

 

Frère Jean-Pierre, est-ce difficile d’être un rescapé ?

Nous vivions depuis trois ans déjà dans ce climat de grand danger et nous étions tous prêts à un événement de ce genre. De nuit en nuit, nous nous demandions : « Que va-t-il se passer ? » Aussitôt que j’ai appris l’enlèvement de mes frères, une parole de l’Évangile m’est venue à l’esprit : « Deux femmes étaient en train de moudre, l'une a été enlevée, l'autre laissée ; deux hommes étaient dans un même lit, l'un à été enlevé, l'autre laissé. » Jésus citait cette petite parabole pour dire le jugement inégal des personnes au moment du passage du Seigneur dans leur vie selon qu’elles sont prêtes ou non. Et je me suis demandé pourquoi le Seigneur a permis que je ne sois pas emmené : est-ce que ma lampe n’était pas allumée au moment de son passage ? Ce questionnement m’a poursuivi, jusqu’au jour où une lettre reçue d’une mère abbesse, à qui je n’en avais pourtant jamais parlé, m’a donné la réponse que je regarde comme venue du Seigneur : « Il y a des frères à qui il a été demandé de témoigner par le don de leur vie; il y en a d’autres à qui il est demandé de témoigner à travers leur vie. » C’est beau mais ô combien exigeant.

 

À l’hiver 1993/1994, vous aviez pris collectivement la décision de rester à Tibhirine, malgré les dangers. Etait-ce le meilleur choix possible ?

Oui, parce que ce choix correspondait à notre vocation. Nous étions là au nom du Seigneur pour réaliser une communion d’amour fraternel. Nous avions la conscience ferme qu’il ne convenait pas que notre propos faiblisse et cède, au moment où il se trouvait confronté à la violence. Il y avait en nous l'espérance que la violence pouvait se laisser vaincre par la force douce et désarmée de l'Évangile vécu. Déjà une première et heureuse expérience avait eu lieu dans ce sens avec Sayah Attia (émir local du Groupe islamique armé - ndlr), lors de l'intrusion au monastère, de la veille de Noël en 1993. Quitter, aurait été abandonner le poste que nous avait confié le Seigneur. Et les habitants tenaient à ce que notre communauté reste avec eux. Notre présence leur donnait un sentiment de sécurité. S’il était arrivé que notre présence soit ressentie comme un danger pour eux et qu’ils nous disent qu’il valait mieux partir, nous n’aurions pas hésité à nous soumettre à cette proposition. Dans la vie monastique, on prononce un vœu de stabilité qui consiste à promettre que l’on restera toute sa vie dans son monastère. Ce vœu a pris une dimension nouvelle en raison des liens tissés avec la population. C’était comme un mariage avec les gens ! Nous aurions eu le sentiment d’avoir été infidèles si nous avions quitté avec l’intention de nous mettre nous-mêmes à l’abri, en laissant nos voisins dans le désarroi.

 

« Le martyre comme preuve d’amour », est-cela le message de Tibhirine ?

Oui. Et comme preuve de fidélité. Nos frères sont morts pour les raisons pour lesquelles ils ont choisi de rester. Cette fidélité leur a coûté la vie. Ce don qui est allé jusqu’à l’extrême était consenti à l’avance comme une éventualité possible pour laquelle ils étaient prêts, quoi qu’il advienne.

 

Vous est-il arrivé après ce drame de douter de votre foi ?

Non pas du tout. C’est bien le contraire : ce que nos frères ont vécu est pour nous une occasion de fierté, une épreuve rude pour tous mais marquée au sceau de la croix du Christ..Il nous fallait nous en montrer dignes.

 

Ces frères qui ont été vos compagnons de vie, sont-ils dans vos pensées ?

Je pense à eux tous les jours. Je reprends contact avec eux le matin, à l’oraison. Je pense qu’ils sont au Ciel et qu’ils doivent prier pour nous, pour nous aider à continuer notre vocation ici au Maroc, tout à fait dans le même esprit qu’à Tibhirine. Leur soutien nous est nécessaire. Nous ne sommes plus que trois au monastère de Midelt et deux seulement à être stabilisés. Ils portent également devant Dieu certainement, avec d'autres, tout le dessein de la relation islamo-chrétienne qui comblait leur cœur de leur vivant.

 

Le film « Des hommes et des dieux » rend hommage, à sa façon, aux moines de Tibhirine. Vous l’avez vu l’an dernier en DVD. Comment avez-vous réagi ?

Cela a été une grande joie [sa voix se voile légèrement]. J’étais très ému. J’étais en symbiose avec ce qui se disait, ce mystère que les acteurs ont vécu. Dès les premières images, j’étais émerveillé de les voir accomplir les gestes et les chants liturgiques, aussi bien et peut-être mieux que nous, avec beaucoup de recueillement. On sent que quelque chose s’est passé en eux. Ils étaient pris par l’esprit de ce qu’ils vivaient. Chacun avait beaucoup étudié le rôle de son personnage, en lisant, en se renseignant auprès des familles ou des frères de l’abbaye de Tamié en Savoie…

 

Ce film vous semble-t-il fidèle à la réalité ?

Oui. Il est magnifiquement fidèle. Même si quelques détails sont inexacts.

 

Par exemple ?

Quand on voit le père Amédée aller se cacher sous son lit, la nuit de l’enlèvement. Ce n’était pas le père Amédée, ça! (rire). Père Amédée était un homme sympathique, mais fort et viril. Il n’avait pas peur.

 

Des choses vous ont-elles dérangé dans le film ?

 (Il marque un temps de réflexion). Non, je n’ai rien remarqué.

 

Et de vous voir vous, qu’est-ce que cela vous a fait ? Vous êtes-vous reconnu dans l’acteur Loïc Pichon ?

Je l’ai vu vivre des choses qu’effectivement j’avais vécues, je l’ai entendu dire des paroles que j’avais dites ; mais bien sûr, du point de vue physique, on ne se ressemble pas du tout! (rire). Mais ça ne fait rien, l’essentiel, c’est le message.

 

Quel message ?

Celui de la convivialité entre frères, du partage et de l’entraide dans les moments difficiles ; celui de l’accueil mutuel possible, et chaleureux même, entre croyants de l’islam et disciples du Christ ; celui de l’ouverture à Dieu, non seulement dans la prière des offices divins mais aussi dans la soumission courageuse dans le quotidien et le danger.

 

Au début, vous n’étiez pourtant pas très favorable à l’idée d’un film…

Nous hésitions pour deux raisons. Comme le tournage devait avoir lieu au Maroc, non loin de notre monastère, nous craignions que l’écho dans les médias locaux laisse croire faussement à certains que nous avions des intentions de prosélytisme, ce à quoi nous nous refusions absolument.

Nous craignions également que l'image qui pourrait être donnée des frères et de leur vécu ne corresponde pas suffisamment à la réalité de leur témoignage. Mais nous avons changé du tout au tout dès la parution des premières images et de la présentation du film !

 

L’osmose avec les habitants perceptible à l’écran était-elle aussi forte dans la réalité ?

Oui ! Mais ce n’était pas le cas quand je suis arrivé au monastère, en 1964, juste après l’indépendance de l’Algérie. Il y avait encore de la xénophobie, et un rejet de tout ce qui pouvait être assimilé à un héritage colonial. À cette époque, pour cette raison justement, nous avons pris la décision de ne plus sortir en tenue monastique. Sauf frère Luc, le médecin. Comme il n’était pas religieux de chœur, il portait un habit de couleur marron, assez semblable à celui de l'habit traditionnel du pays.

 

Le film vous montre très soudés entre frères. Il n’y avait jamais de tensions ?

À la fin, nous étions vraiment soudés à cause du danger. Les causes de frictions avaient pour ainsi dire disparu. Les différences s’étaient atténuées. Car auparavant, il existait parfois des tensions, bien sûr.

 

Certains des moines enlevés – comme frère Luc, frère Christophe et frère Paul – avaient des liens particuliers avec la région Rhône-Alpes pour y avoir vécu. Quel souvenir gardez-vous d’eux ?

Frère Luc était un homme très sympathique, humble, chaleureux et généreux. J’étais très proche de lui, malgré la différence d’âge. (Il lit un petit texte préparé pour sa béatification : « Bourru mais profondément humain, il était devenu légendaire grâce à ses services aux malades (…) »). C’était une personne très douée pour les études : il me disait souvent qu’il révisait ses examens au dernier moment. Il avait une mémoire formidable qui lui faisait peur à lui-même.

 

Et les deux autres, frère Paul et frère Christophe ?

Je les connaissais un peu moins bien. Frère Paul était arrivé depuis peu de temps. Il était d’une grande gentillesse, toujours de bonne humeur et très dévoué. Au monastère, il était employé à l’atelier de mécanique et il travaillait avec frère Christophe dans le jardin, où il mettait en place les installations hydrauliques.

Frère Christophe était responsable d’une petite association que nous avions créée avec la population. Quatre jeunes pères de famille recevaient un bout de terrain. Nous leur fournissions les engrais, les graines, l’eau… Ils cultivaient ce potager. Et en fin d’année, on se partageait les résultats. L’année suivante, on recommençait en programmant ensemble répartition du terrain et cultures à entreprendre. Il y avait aussi parfois des excursions, des repas pris en commun dans les champs. Ces relations avec les habitants étaient très « terre-à-terre », loin des grands débats théoriques. Elles étaient d’une grande richesse.

 

Musulmans et chrétiens peuvent donc s’entendre !

Les relations sont devenues très conviviales et amicales, après un nécessaire temps d’apprivoisement, vu les différences culturelles et religieuses. Le danger qui nous menaçait lors des dernières années nous a encore soudés davantage, au point qu’ensemble, nous formions comme une véritable famille où beaucoup de choses étaient vécues en commun, toujours, bien sûr, dans le respect des particularités réciproques. Des habitants de Tibhirine sont restés en relation avec nous et ils nous écrivent. Ils désirent que nous revenions parmi eux...

 

Ce retour des moines à Tibhirine est-il envisageable ?

C’est difficile à dire. Il existe une réticence de la part des autorités algériennes. Il est impossible de loger en permanence là-bas, parce que la zone est officiellement considérée comme « dangereuse ». Au mieux, on peut y passer une nuit ou deux par semaine. (Le père Jean-Marie Lassausse, à qui le monastère a été confié par le diocèse d'Alger, a écrit un livre à ce sujet, intitulé « Le jardinier de Tibhirine » - ndlr).

 

Êtes-vous déjà retourné là-bas ?

Oui, peu après 1996. Si l’occasion m’en est à nouveau donnée, j’irai volontiers à Tibhirine.

 

Le 26 mars à Lyon, des catholiques et des musulmans se recueilleront ensemble près de la cathédrale Saint-Jean, en mémoire des moines de Tibhirine. Qu’avez-vous à leur dire ?

Que pourrais-je leur dire? (Il réfléchit un moment). Que je suis très heureux que des relations comme celles qui existaient entre catholiques et musulmans à Tibhirine, se poursuivent à différents niveaux ! L’initiative lyonnaise est très belle. Chacun doit respecter l’originalité de l’autre, s’encourager à progresser, à cohabiter. À Tibhirine, nous avions des échanges exceptionnels avec des soufis. Ils utilisaient l’image de l’échelle à double pente pour illustrer les relations entre chrétiens et musulmans : « Vous montez d’un côté vers Dieu. Nous montons de l’autre. Plus on approche du haut de cette échelle vers le Ciel, plus on est proches les uns des autres et réciproquement. Et plus on se rapproche les uns des autres, plus on est proches de Dieu ». Il y a dans cette image une théologie interreligieuse.

 

Quel est votre espoir, quinze ans après le drame ?

N'étant plus que deux après l’enlèvement de nos sept frères, Amédée (qui décèdera en 2008 - ndlr) et moi-même avions décidé, en accord avec nos supérieurs, de rejoindre l'annexe que nous avions à Fès au Maroc. La maison de Fès n'étant pas fonctionnelle, nous nous sommes transplantés sous la conduite du père Jean-Pierre Flachaire, notre nouveau prieur, dans celle des sœurs Franciscaines de Marie à Midelt, en mars 2000.

Ici, au Maroc, notre espoir est de continuer dans le même sens qu’à Tibhirine : une relation quotidienne, non pas théorique mais conviviale avec la population, sans aucune volonté de prosélytisme, mais pour cultiver la qualité religieuse qui est en chacun. C'est notre rôle comme moine. Cette vocation de présence monastique au monde de l'islam, nous la voyons bien accordée à l’époque actuelle, en recherche de modes de convivialité entre chrétiens et musulmans. J’aime participer à faire connaître cette modeste présence cistercienne blottie comme une humble semence au creux de l'océan de l'islam pour apprendre à s’aimer ensemble, en communauté et avec nos frères musulmans et ainsi, monter d'un unique élan vers l'unique Seigneur de nos vies.

 

Frère Jean-Pierre, nous arrivons au terme de cet entretien. Dites-nous : qu’avez-vous prévu de faire de votre fin de matinée ?

Oh... Je suis en retard dans la comptabilité du monastère! (rire). En plus de cela, je reçois beaucoup de courrier depuis le film. J’aimerais pouvoir répondre à tous ces gens qui m’envoient des lettres émouvantes…

 

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Repères

 

Jean-Pierre Schumacher est né en 1924 en Moselle, à Buding, près de Thionville - son père était artisan meunier. Devenu frère Jean-Pierre, moine trappiste (ordre cistercien de la stricte observance), s’occupait notamment de la liturgie, et des services administratifs au monastère Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine (Algérie). Il y était arrivé en 1964, en provenance de l’abbaye Notre-Dame de Timadeuc, dans le Morbihan.

Après le drame de 1996, il s’est replié au Maroc voisin, d’abord à Fès, puis, en 2000, sur les hauteurs de l’Atlas, à Midelt, dans un monastère qui cultive l’esprit de Tibhirine.

Interrogé par «Le Progrès» sur ses liens avec notre région, il révèle que son « attachement à la Vierge » l’avait conduit à faire son séminaire à Lyon, où il a été ordonné prêtre en 1955, avant de partir en Bretagne.

 

Les sept martyrs :

Sept moines trappistes, sur les neuf présents cette nuit-là avec d’autres personnes à l’abbaye de Tibhirine, sont enlevés par un commando la nuit du 26 au 27 mars 1996 : frère Christian (Christian de Chergé), le prieur, frère Luc (Paul Dochier), le médecin, frère Paul (Paul Favre-Miville), frère Michel (Michel Fleury), frère Christophe (Christophe Lebreton), frère Bruno (Christian Lemarchand) et frère Célestin (Célestin Ringeard). Le 21 mai 1996, un communiqué attribué au GIA annonce l’exécution des moines. Seules les têtes sont retrouvées. Les obsèques ont lieu le 4 juin à Tibhirine.

 

L’enquête :

Une instruction est toujours en cours. Elle est menée par le juge parisien Marc Trévidic, qui poursuit ses auditions. Contactée par « Le Progrès », la sœur de l’un des moines tués salue « l’acharnement » de ce magistrat. À ce jour, aucune certitude sur l’identité du commando et des donneurs d’ordre : groupe islamique armé et/ou militaires algériens, les uns et les autres ayant pu jouer double-jeu dans le contexte de guerre civile.

Dans une enquête fraîchement publiée (« En quête de vérité », Calmann-Lévy), l’écrivain René Guitton réfute, examens photographiques à l’appui, la thèse d’une bavure de l’armée algérienne, qui aurait tué par des tirs d’hélicoptères les moines détenus dans un camp de djihadistes.

 

Lyon se recueille :

À l’initiative du cardinal Barbarin, un temps de recueillement islamo-chrétien sera organisé samedi 26 mars, à partir de 22h15, près de la cathédrale Saint-Jean de Lyon, à la mémoire des moines de Tibhirine.  Le rendez-vous est donné à 22 heures place Saint-Jean. Sont attendus, outre quelques proches des moines, des responsables musulmans (Azzedine Gaci, Kamel Kabtane...) qui avaient fait le déplacement à Tibhirine avec le cardinal Barbarin en février 2007.

 

Nicolas Ballet

 

Publié dans Témoignage

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