Ellul se dit convaincu qu'avec la réduction du temps de travail nous serons obligés de poser les questions fondamentales du sens de la vie
Chaque matin, dans ma méditation en ce temps de retraite pour cause d’âge, plus que jamais, je pense à la force attrayante du Royaume. Cette vie éternelle de béatitude dont on ne connaît rien. La perle rare de l’Évangile ! Le temps libéré des contraintes d’un travail -souvent pour beaucoup- seulement alimentaire, la liberté de la contemplation…
Autant de thèmes qui ont occupé ma réflexion vers la fin des années 80 et que j’ai retrouvés très présents dans les années 2000 auprès de militants de l’écologie radicale qui, d’une certaine façon, sont à la racine du colloque organisé par le groupe Chrétiens et pic de pétrole. Du reste, il est encore possible de s’y inscrire. Même à l’une ou l’autre des conférences (tarif réduit), si les 8 et 9 novembre ne peuvent être entièrement donné à l’écoute de l’ensemble des intervenants à ce colloque.
Je suis heureux aujourd’hui de vous donner à lire deux pages du livre le pari de la décroissance de Serge Latouche, qui intervient le samedi à 14 h sous le titre Sobriété, dignité, convivialité : les valeurs fondamentales
Une réduction féroce du temps de travail imposé est une condition nécessaire pour assurer à tous un emploi satisfaisant. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l'un des premiers penseurs de la société de décroissance, fixait un objectif de deux heures de travail maximum par jour. La réduction drastique du temps de travail. Les 35 heures ? Non, c'est « complètement désuet ». Le but à atteindre : deux heures par jour. Ellul s'inspire ici de deux ouvrages, le fameux Travailler deux heures par jour, signé Adret, et La Révolution du temps choisi (Adret (coll.), Travailler deux heures par jour, Seuil, Paris, 1977 ; Club Échanges et Projets, La Révolution du temps choisi, Albin Michel, Paris, 1980). Certes, reconnaît-il, cela n'est en rien facile ni sans risques : « Je sais très bien ce que l'on peut objecter : l'ennui, le vide, le développement de l'individualisme, l'éclatement des communautés naturelles, l'affaiblissement, la régression économique ou enfin la récupération du temps libre par la société marchande et l'industrie des loisirs qui fera du temps une nouvelle marchandise (Jacques Ellul, Changer de révolution. L'inéluctable prolétariat, Seuil, Paris, 1982, cité par Jean-Luc Parquet, Jacques Ellul. L'homme qui avait presque tout prévu, Le Cherche Midi Éditeur, Paris, 2003, p. 251). » Mais s'il imagine facilement « ceux qui vivront collés à leur écran TV, ceux qui passeront leur vie au bistrot », etc., il se dit convaincu qu'ainsi « nous serons obligés de poser des questions fondamentales : celles du sens de la vie et d'une nouvelle culture, celle d'une organisation qui ne soit ni contraignante ni anarchique, l'ouverture d'un champ d'une nouvelle créativité... Je ne rêve pas. Cela est possible. […] L'homme a besoin de s'intéresser à quelque chose et c'est de manque d'intérêt que nous crevons aujourd'hui ». Avec du temps libre et des possibilités d'expression multiples, « je sais que cet homme "en général" trouvera sa forme d'expression et la concrétisation de ses désirs. Ce ne sera peut-être pas beau, ce ne sera peut-être pas élevé ni efficace ; ce sera Lui. Ce que nous avons perdu (Ibid., p. 253 et p. 212-213)».
Ellul rejoint ainsi la vision d'utopies plus anciennes. « Les travailleurs volontaires qui existaient encore, écrivait Tarde, passaient trois heures à peine aux ateliers internationaux, grandioses phalanstères où la puissance de production du travail humain, décuplée, centuplée, outrepassait toutes les espérances de leurs fondateurs (Gabriel Tarde, Fragment d'histoire future, Slatkine, Genève, 1980, p. 15, cité par François Vatin, Trois Essais sur la genèse de la pensée sociologique, op. cit., p. 222).» Cette utopie des premiers socialistes rappelle de vieilles aspirations ouvrières, comme celles des luddistes, ou plus simplement des « sublimes » parisiens, qui étaient des objecteurs de croissance avant l'heure. Ce qui était dénoncé par le patronat de l'époque comme immoral - ces prolétaires préférant la fête au travail et incapables de se soumettre à la discipline de l'atelier - n'était rien de moins que le point de vue populaire sur la vie (3. Denis Poulot, Le Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu'il peut être, La Découverte, Paris, 1980). Toutefois, chez les socialistes (et encore chez Ellul), cette réduction du travail est liée au progrès technique et au machinisme. Les réductions inévitables et souhaitables de la consommation d'énergie, sans effacer l'efficience mécanique, risquent de la diminuer fortement. Le plein emploi peut de ce fait être garanti plus aisément avec un niveau de production matérielle réduit.
Il faut saluer l'effort d'André Gorz pour construire des scénarios « réalistes » de décroissance de la production avec réduction du temps de travail et plein emploi (André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Galilée, Paris, 1991), en particulier p. 188-197. « La RDT, écrit-il, est à la fois souhaitable et nécessaire. Elle est souhaitable dans la mesure où elle permet à chaque personne une organisation moins contraignante de son temps, des occupations plus variées et donc une vie plus riche. Elle est nécessaire dans la mesure où les progrès de productivité permettent de produire plus avec moins de travail. Si tout le monde doit pouvoir trouver du travail, la quantité de travail fournie par chacun doit progressivement diminuer, sur ce point l'accord est à peu près général. » Il l'était peut-être en 1991, il ne l'est plus aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, le souci de cet auteur est de trouver un scénario gagnant-gagnant, ou au moins une transition indolore, dans l'optique de la politique contemporaine. « Si on veut, poursuit-il, que la RDT réponde à l'intérêt et aux aspirations aussi bien des élites du travail que des chômeurs et des précaires, alors il vaut mieux, dans un premier temps, que l'économie continue de croître légèrement, comme elle n'a cessé de le faire, de manière à pouvoir tout à la fois résorber le chômage et augmenter les salaires tout en réduisant la durée du travail. Tout deviendra plus facile ensuite, dans la deuxième période de quatre ans : le passage aux 32 heures hebdomadaires, la résorption de la majeure partie du chômage résiduel, l'accélération d'une restructuration écologique permettant de vivre mieux en consommant, produisant et travaillant moins mais mieux ». On peut effectivement songer à une transition plus ou moins longue, pendant laquelle les gains de productivité sont transformés en réduction du temps de travail et en création d'emplois, sans porter atteinte au niveau des salaires ni à celui de la production, sinon pour en transformer déjà le contenu.
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