La correspondance avec Mère Joséphat (religieuse norbertine), m'a beaucoup apporté pour la connaissance de tout mon être intérieur
Quelque soir la banalité de ce journal d’adolescence, je trouve important de le relire, car il montre la constance d’un vie. Un appel, un sillon que l’on entretient sans cesse. Tel est la marque de la présence de Dieu.
Et la première page du journal.
1er octobre 1959
Dès mon entrée à Godefroy, je ressens l'envie immense, non mesurable, de faire de l'action catholique parmi le peuple. Je pense visiter les pauvres, refaire des taudis, visiter des malades dans les hôpitaux. Dans cette action, j'entrevois surtout de ma part une dépense physique et pour les autres un soulagement matériel. C'est de l'activisme pur et ce désir montre bien que je ne suis pas encore capable de bien comprendre ma place dans le monde. Aussi, comme me l’a si clairement expliqué Meiller, je dois avant toute chose progresser dans mon idée de sacerdoce et travailler pour le Bac qui est, puisque je suis écolier, une condition de mon acceptation à cette tâche. Je ne fis en conséquence aucune action catholique sociale ; mon envie s’apaisa et je fus content de ne pas m'être lancé dans une telle chose qui sans être très profitable m’aurait peut-être écarté de mon étude quotidienne. Cette activité aurait été d'autant plus inutile, car je devais m'occuper de la JEC-cadet qui demande déjà beaucoup de temps.
Le 10 octobre 1959
Deux travaux se présentent devant moi. Le bac, la JEC. L'un et l'autre me demandent beaucoup de temps si bien que je dois travailler une partie de mes dimanches. Cependant, ces dimanches ne sont pas suffisants pour tout faire. Faut-il laisser tomber le travail le moins important ? Et quel est le moins important ? Le bac, si je fais curé, ne me servira pas ou peu alors que la connaissance des réunions de JEC sera plus utile. Or le bac est l'aboutissement de nombreuses années d'études et il serait stupide de le laisser tomber surtout que, en étant raisonnable, il me sera utile.
J'ai tellement plus de goût pour la JEC que j'ai tendance à y travailler au détriment du scolaire. Est-ce une erreur ? On me dit de concilier bac et JEC. C'est difficile, surtout que je ne vois pas très bien comment concilier.
Même après une réflexion sur ce problème, le doute reste : faut-il travailler au bac ou pour la JEC ?
25 octobre 1959
Je remarque, une fois encore que le camarade a une grande influence sur autrui. Les autres ont de l'influence sur moi quand ils parlent en bien ou en mal de mes conceptions artistiques, de mon art pictural. Certains ont vu quelques dessins faits l'an passé. Je trouve ces dessins quelconques et je leur dis, mais ils persistent à les trouver bien : l'influence, flatteuse, est certaine.
Mais si on agit sur moi, j'agis également sur les autres. De nombreux exemples pourraient prouver l'influence que j’exerce.
En résumé, nous pouvons dire que cette influence et chez tous et agit simultanément, en société. Ce n'est pas une mince affaire, car à l'influence s’allie la responsabilité ; nous sommes tous responsables d’autrui.
4 novembre 1009 59
Je raconte ici une expérience faite durant une « surpat » chez Marie-France Lalois. L'expérience est, je pense, dangereuse, mais je l'ai faite dans une ambiance de plaisir, de musique, de joie -fausse ou réelle- qui m'enhardit de telle manière que je n'étais plus moi-même.
Gonflé à bloc et m’ennuyant passablement à cette soirée où il y avait trop de garçons entreprenant, je découvris une jeune fille, 18 ans, qui s'ennuyait également. Voulant faire sa connaissance et désirant connaître la cause de son isolement (elle était dans un coin retiré de la salle), je m'approchais d'elle. Cette personne se distinguait fortement par sa tenue qui n'avait rien de « cocktail » : tailleur beige, sport, bas beige, chaussures beiges, également sport. Ses cheveux sont blonds et sa figure ne porte aucun cosmétique.
Le costume, pour le moins original, s’apparentait très bien avec son caractère et sa manière de vivre. Grande littéraire elle avale des pilules pour ne pas dormir et lire -cachée sous les draps- à la lampe de poche ; elle est en pension. Elle déteste les réunions de ce genre où 40 personnes sont rassemblées. Elle préfère les petites « surboum » de six ou huit membres. « On y est plus libre, dit-elle, et moins gênée ». Elle adore Montaigne pour son art de vivre et surtout pour le respect des opinions ; elle déteste Pascal qui, chrétien, veut convertir les autres et ainsi ne respecte pas leur liberté. Je lui dis que j'adore Pascal et que je déteste Montagne. Elle me parle ensuite de son amour pour le sport, de son dédain pour ce qui est ultra scolaire ; elle me parle de ses projets d'avenir : journaliste ; elle me parle de sa conception de la danse. La conversation prit fin, en grande partie, ici : ces conceptions de la danse ont entraîné une application ; nous avons dansé un blues et un boogie-woogie et des blues.
Elle avait une camarade et elle désirait que celle-ci s’amuse bien ; aussi, elle manifesta sa joie en me disant : « Béatrice, heureusement, ne s’ennuie pas ». Béatrice jouait de son mieux avec le plaisir charnel, elle se balançait, au son d'un « slow », au cou d'un très beau garçon qui pressait contre lui, avec volupté, ce corps précieux, cette grâce féminine et désireuse. Je pensais après une réflexion de Joan (son vrai prénom est Nicole, mais c'est quelconque, Joan est mieux), que Joan désirait jouer de la même manière, aussi, pour l'en éviter, j'ai exposé de mon mieux mes conceptions de la danse : rythme, esthétique, expression et non-jouissance. Il était à ce moment quelque chose comme 1heure du matin ; j'avais tous mes esprits et grandement conscience que j'étais responsable ; mais cela ne m'empêcha pas de continuer mon expérience. Je le fis en exposant ma fatigue, mon sommeil (elle l'avait fait auparavant) et mon désir de me coucher. De suite elle pense à une voiture et elle est parti en quête de clés, ce qui fut rapidement trouvé. Mon cœur battait fort : que va-t-il se passer dans la voiture ? Le propriétaire nous ouvrir la porte de sa 403, puis nous laissa : il devait penser qu'on n’avait pas besoin d'une tierce personne. Joan s'installa sur la banquette arrière et je lui tends un manteau pour qu'elle se couvre. J'en fais autant à l’avant.
Ce fut pour moi un soulagement qu'elle ne me laisse pas une place à l'arrière et je conclus en me disant que, ne formulant aucun désir, elle n’en manifesta aucun.J’étais heureux de voir qu'en de telles circonstances une personne qui ne condamne pas le flirt se soit gardée de le faire (cela aurait été très facile dans la voiture isolée des autres).
Cette expérience m'a prouvé que la femme est maître de ses désirs et cela a augmenté le respect que j'ai envers elle.
7 novembre 1959
La correspondance avec Mère Joséphat (religieuse norbertine), si spéciale et surtout si illuminée qu'elle soit, m'a beaucoup apporté pour la connaissance de tout mon être intérieur. J'ai su grâce à elle ce qu’était la prière et j'ai su, par l'analyse qu'elle a faite de mes réactions, que je confondais les deux contemplations : la naturelle et la surnaturelle. La contemplation naturelle, faisant partie de mon caractère, occupait mes prières et c’est ici l’erreur que Mère Joseph m’a descellée.
En dehors de ce point, qui est le principal, il y a un grand nombre de petites questions que l'on m'a très bien expliquée. Et j'en remercie Dieu d'avoir ces éclaircissements.
Mère Joséphat est, je pense, très critiquée parce qu'elle n'est pas comprise. Par nos caractères presque semblables ou peut-être à cause d’un but semblable, d’une quête commune, je crois la comprendre et, par ce fait, je l'apprécie et l’aime beaucoup.
19 novembre 1959
Je reçois une lettre de Marie-France Lescanne qui me demande, pour ainsi dire, un conseil sur ce qu'elle doit faire avec François. François est le garçon haut placé dans le cœur de Marie-France. Mais il semble, à certains moments, que celui-ci s'amuse et que celle-ci soit fatiguée de lui tout en y tenant beaucoup. Cette alternative se joue, je crois, depuis un an ou deux et Marie-France, qui doit partir à Lyon, veut avant une séparation quotidienne -François va à Paris- mettre les choses au point. C'est dans ce but qu'elle m'écrit. Comment lui dire que je veux connaître le fond de sa pensée ? Que puis-je répondre à ceci ? Ma position est délicate.
Ma pensée sincère me ferait dire que François est un égoïste. Alors qu'il se plaint de ne pas avoir une situation sociale et financière assez élevée pour prendre femme, il s'est acheté une dauphine. En conclusion, il préfère une voiture à une épouse.
Quand les sentiments sont véritables, ils s’enchaînent presque inéluctablement et l'engagement est prompt autant que décisif et net. Or chez François ses engagements sont masqués. Peut-on donc croire à son réel amour ?
Étant donné que je connais mal François -je l'entrevois uniquement par Marie-France- et vu la dureté de mes pensées, j'hésite de lui écrire ceci. Que cela soit vrai ou faux, si Marie-France croit aimer François, elle ne me croira pas à cause de son seul amour. Je suis de nouveau responsable, et, ici, de Marie-France ; je ne voudrais pas l'accabler, et je peux le faire par cette lettre. Dois-je lui écrire ? Oui. Je sais qu'elle est forte.
20 novembre 1959
Mes réunions de JEC sont la source d'un enthousiasme très souvent délirant. Et il m'est difficile de contenir tout ce débordement ; il le faut pourtant.
Ce délire vient de l'intérêt qu'il porte à faire quelque chose et cela ne serait pas condamnable s’il n'y avait que ceci. Mais il vient surtout des paroles que je prononce et des réponses faites à leurs questions. C’est de l’orgueil qui prend naissance dans la satisfaction de moi-même.
Si je m'enthousiasme en portant les autres à ce même point, cela serait peut-être bon ; mais il n'en est pas ainsi.
Ce délire est donc condamnable ; il faut que je me retienne et mettre dans mes réunions un peu plus de raison à la place de la passion et de l'orgueil. Ceci, car l'enthousiasme m'aveugle et me fait parler alors que c'est aux équipiers de parler.