On pourrait tomber soit dans le chacun pour soi, l’élitisme, le sectarisme ou, au contraire, dans l’autoritarisme d’une caste sacerdotale
Que cela soit en lisant des pages de Joseph Moingt ou des pages de Christophe Theobald, j’essaye de nourrir mon intelligence de l’Église en tant que Peuple de Dieu. Tout baptisé a droit à la parole. Chacun a son mot à dire. Mais, pour que cela soit audible, une organisation est nécessaire. Alors les problèmes commencent. Que de patience est nécessaire pour entendre la parole de tous. Et comment concilier les avis divergeant ? J’avoue en être incapable. Arrivant à une fin de vie inévitable, la révision générale que j’établi de mon existence ne peut que souligner mes limites, mes erreurs sans oublier pour autant les acquis positifs. Alors je rends grâce à Dieu.
Justement, dans un échange circulaire et non pyramidale, comment concilier les orientations pastorales de l’enfouissement missionnaire - prêtres en travail salarié, militant d’action catholique - avec les présences cultuelles de la louange - actions des baptisés réunis dans le sanctuaire ecclésiale ? Deux générations se côtoient.
C’est en pensant à cette gouvernance d’Église (communauté des chrétiens) que je me suis engagé à réfléchir avec quelques chrétiens de mon quartier sur le sens de la foi des fidèles. Dans un échange avec deux d’entre eux, l’orientation était prise de réfléchir sur l’apostolicité de l’Église, pour repenser à l’orientation universelle, œcuménique des origines chrétiennes - chapitre XIV du livre de Christoph Theobal, Le courage de penser l’avenir. Or, n’ayant pas noté sur le papier, j’ai oublié cette décision et je me suis mis à rédiger sur le chapitre précédent, chapitre XIII, qui parle du sens sens de la foi des fidèles. En fait ce manque de mémoire sera peut-être bénéfique car il est toujours bon de reprendre l’histoire de la Théologie pour comprendre l’état de la réflexion contemporaine. C’est tout le plaisir que j’ai eu au mois d’août avec l’accompagnement de Joseph Moingt.
La foi des fidèles, le sens de la voir des fidèles : SENSUS FIDEI FIDELIUM.
Christoph Theobald écrit : « Pourquoi, à notre époque, le sensus fidei, non seulement de tel croyant mais de l'ensemble des fidèles - le sensus fidei fidelium -, prend-il tant d'importance dans le discours ecclésial et suscite-t-il autant d'intérêt parmi les théologiens ?
Des travaux historiques ont certes montré son enracinement dans les Écritures et son développement dans la Tradition, l'époque tridentine et le XIXe siècle ayant apporté une première systématisation. Mais avec Lumen gentium, 12 § 1, et d'autres textes du concile Vatican II (surtout Dei verbum), un point de vue nouveau apparaît qui, à l'époque postconciliaire, provoquera des discussions souvent conflictuelles entre magistère et théologie, jusqu'à ce que, partant d'une situation culturelle différente, les interventions récentes du pape François aient fait valoir vigoureusement la perspective conciliaire, l'ouvrant en même temps en direction de l'avenir.
On pourrait répondre à notre question initiale du pourquoi que le déplacement du projecteur sur ce sensus - genre de « sixième sens » ou « flair » spirituel censé être universellement répandu parmi les croyants - correspond bel et bien à la situation actuelle de l'Église : devant tenir compte d'une mentalité démocratique, elle se fierait enfin aux fidèles, leur donnant voix au chapitre, chaque fois qu'un problème d'orientation les concerne plus particulièrement. Même si l'on enlève toute connotation politique à la désignation « peuple de Dieu » - peuple qui, selon Vatican II, est le sujet prophétique de ce « sens » (LG, 12) -, l'émergence, voire le retour actuel de cette notion dans le discours ecclésial (Evangelii gaudium, 111) ne peut masquer l'ethos politique moderne auquel elle répond. Le sensus fidei serait donc en quelque sorte pour l'Église ce que la liberté de conscience des citoyens représente dans l'édification collective de la société. »
Pouvons-nous, au nom de sa foi personnelle et communautaire, murement éclairée, prendre le chemin de la désobéissance ? Résister ! Pour cela, suivre le chemin de Dietrich Bonhoeffer
J’aime bien cet article de Jean-Pierre Rosa, avec Gilles Donada, publié dans le quotidien La Croix le 24 février 2020 :
Le «sensus fidei» de l’Église
C’est une expression que l’on entend de plus en plus dans l’Église depuis l’arrivée du pape François. Le "sensus fidei", c'est le "flair des fidèles" dans le domaine de la foi. Explications.
De quoi s’agit-il ? Un premier détour par le latin va nous aider à entrer dans cette idée délicate à manier. Le « sensus fidei fidelium » désigne littéralement le « sens de la foi » du peuple de Dieu tout entier. Pour le dire en un mot, c’est à l’Église de Dieu tout entière que la foi est révélée et elle en est la dépositaire. Cette idée très ancienne est attestée à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament, particulièrement chez Jean : « Pour vous, vous avez reçu l'onction de la part de celui qui est saint, et vous avez tous la connaissance » (1 Jn 2,20). « Il est écrit dans les prophètes: Ils seront tous enseignés de Dieu. Ainsi quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement vient à moi » (Jn 6, 45).
Un "flair" attribué à tous
Ce sens de la foi est ainsi, dès le départ, attribué à « vous tous ». Ce que renforcent les épîtres de Pierre ou de Paul qui insistent sur la notion de « race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple acquis » (1 P 2, 9) et sur la grâce commune reçue, pour peu que nous l’acceptions : « Qu'il illumine les yeux de votre cœur, pour que vous sachiez quelle est l'espérance qui s'attache à son appel, quelle est la richesse de la gloire de son héritage qu'il réserve aux saints » (Eph, 1, 18). Le « sensus fidelium » qui désigne pour sa part le « sens (de la foi) des fidèles » c’est-à-dire la façon dont ceux-ci ressentent et reçoivent la foi, découle donc très logiquement du « sensus fidei ». Disons, pour faire court, que l’un est le don de la foi au peuple tout entier et que l’autre en est la concrétisation, le vécu.
Le peuple ne peut se tromper
Comment une idée aussi étrange est-elle née ? A dire vrai, elle s’est imposée peu à peu dans l’Église. Il s’agissait d’un côté de préserver la foi de tout subjectivisme mais aussi de toute confiscation par un pouvoir en place. On aurait pu en effet tomber soit dans le chacun pour soi, l’élitisme, le sectarisme ou, au contraire, l’autoritarisme d’une caste sacerdotale censée tout savoir et tout décider. Or s’il est vrai que la foi n’appartient pas aux hommes mais qu’elle est un don de Dieu fait à toute l’humanité en la personne du Christ, alors il est normal que les définitions qui sont censées lui donner chair ne soient pas livrées à un quelconque arbitraire. Il a donc été admis peu à peu que le peuple de Dieu, confessant une vérité de foi de façon continue et dans l’ensemble de la communauté ne pouvait se tromper. C’est en recourant à cette idée que les vérités de foi se sont peu à peu établies et ont été fixées dans les premiers siècles de l’Église.
Et puis, peu à peu, notamment au moment du Concile de Trente, alors que l’Église catholique avait à défendre « la vraie foi » face à la Réforme, l’idée initiale s’est fortement émoussée et l’on a réservé le fameux sensus fidei à l’assentiment donné à une vérité de foi ! Le clergé reprenait les rênes. Il y avait – pour le dire de façon caricaturale – d’un côté les clercs qui savaient, et de l’autre les laïcs qui donnaient leur assentiment.
Les dangers du "sens des fidèles"
C’est au XXe siècle que l’idée a fait à nouveau son chemin. Et c’est au concile Vatican II qu’elle a reçu sa meilleure énonciation. En mettant en avant la figure de l’Église comme peuple de Dieu, le Concile a remis à l’honneur le sensus fidei comme sens surnaturel de la foi reçu par le peuple tout entier, clercs et laïcs confondus.
Mais ce siècle est aussi le siècle de la démocratie et de l’opinion publique. Or il est évident que, si cette idée d’un « sens de la foi » du peuple de Dieu a été élaborée pour échapper à l’arbitraire du subjectivisme comme de l’autoritarisme, ce n’est pas pour tomber dans une forme d’annexion de la foi par la règle de la majorité ou celle de la médiatisation.
Il reste cependant qu’en adressant à tous les catholiques, en quelque sorte par-dessus la tête des évêques et des cardinaux, un questionnaire en vue de la deuxième étape du synode sur la famille (octobre 2015), le pape François a franchi un pas : recueillir des « opinions » – ou des pratiques – et, inévitablement, prendre la mesure de leur impact.
Le pape François s'est expliqué sur l'importance qu'il accorde au sensus fidelium. Dans son discours pour commémorer le 50e anniversaire de l’institution du synode des évêques (17 octobre 2015), il a rappelé que "le Troupeau possède aussi son propre ‘‘flair’’ pour discerner les nouvelles routes que le Seigneur ouvre à l’Église".
Faut-il voir dans cette démarche une forme de « démocratisation » de la vie de l’Église ? Pourquoi pas ? Après tout, le « sensus fidei » ne peut pas rester perché dans l’énoncé des vérités de foi (il n’y en a pas souvent, la dernière remonte à 1954 et concerne l’infaillibilité !), il doit s’incarner, être mis en œuvre. C’est d’ailleurs ce que dit la Commission théologique doctrinale, dans un texte de 2012 sur « la théologie aujourd’hui » : « Les sensus fidelium est donc le sens de la foi profondément enraciné dans le peuple de Dieu qui reçoit, comprend et vit la Parole de Dieu au sein de l’Église ».